Vers une solidarité responsable et une nouvelle hiérarchie des emplois ?[1]

Vers plus de responsabilité solidaire vis-à-vis des parties prenantes ?

La crise mondiale actuelle du coronavirus interpelle profondément l’entreprise dans sa responsabilité vis-à-vis de ses collaborateurs, ses fournisseurs, ses clients et toutes les autres parties prenantes avec lesquelles elle est en relation. Ce qui frappe dans les réactions observées et les interventions solennelles du Président de la République depuis le début de la crise sanitaire est l’importance nouvelle donnée à la nécessaire solidarité entre les individus, les groupes et les organisations dans une coordination et un contrôle assurés par l’Etat même si cette solidarité semble manquer entre les nations particulièrement en Europe.

La solidarité définie comme « un devoir social ou une obligation réciproque d'aide et d'assistance qui existe entre les personnes d'un groupe ou d'une communauté »[2] implique, pour l’entreprise, de traduire dans les faits l’aide et l’assistance aux individus et aux groupes qui en ont le plus besoin. Vis-à-vis des collaborateurs, les DRH apparaissent comme des architectes clés de ce mouvement de solidarité en construisant et mettant en œuvre toutes les actions possibles pour que l’entreprise puisse fournir une aide et une assistance émotionnelles, matérielles et financières à celles et ceux qui sont lourdement impacté(e)s par cette crise sans précédent. Parmi ces actions, on peut citer : (1) la préservation des emplois directement menacés par la chute dramatique de l’activité, (2) le maintien des rémunérations à un niveau acceptable (en s’appuyant notamment sur l’aide de l’Etat), (3) la conciliation des exigences entre le travail et une vie familiale rendue difficile par la crise, (4) une réorganisation des activités en donnant plus d’autonomie et de responsabilité notamment par le télétravail quand il est possible.

Ces actions, et bien d’autres, sont l’occasion pour l’entreprise, et les DRH en particulier, de démontrer que la solidarité peut redevenir le ciment de ce collectif qui a été tant malmené depuis plusieurs décennies avec l’accent mis sur la performance et la reconnaissance individuelles. Le développement de la solidarité sur le terrain, traduite en actions concrètes en faveur des collaborateurs et des autres parties prenantes, peut être vu également comme l’une des premières manifestations tangibles de la Raison d’Être et de l’Entreprise à Mission tels qu’elles ont été définies par la loi Pacte votée en avril 2019. Par ailleurs, on peut espérer que cette crise inédite fera évoluer, au sein de l’entreprise, les attitudes individuelles et collectives vers une attitude généralisée de « givers » (donneurs) au sens donné par Adam Grant dans un ouvrage qui a fait date[3] : l’entreprise performante sur la durée est celle qui sait privilégier les individus qui donnent, au détriment de ceux qui ne font que prendre, car c’est sur la dynamique du don[4] que se construit la résilience des individus et des organisations.

C’est, en définitive, aux DRH que revient le rôle principal d’architecte de cette résilience, dont les entreprises ont tant besoin pour faire face à cette crise, en contribuant, avec l’équipe dirigeante, au développement d’une solidarité responsable vis des collaborateurs et des autres parties prenantes et notamment les fournisseurs et les collectivités locales qui sont susceptibles d’être les premières parties prenantes touchées par une chute dramatique de l’activité.

Pour aller plus loin sur l’importance de la satisfaction des parties prenantes, quelques mois après la promulgation de la loi Pacte qui élargit considérablement la mission de l’entreprise, une organisation patronale Américaine reconnue, le Business Roundtable, a rédigé une déclaration en Août 2019 sur « la mission d’une corporation » [5], donnant beaucoup de poids aux objectifs non financiers des entreprises, et qui a été signée par 181 PDG parmi les plus influents outre-Atlantique. Ces deux évènements témoignent de l’importance grandissante accordée à la recherche de la satisfaction de l’ensemble des parties prenantes en dehors des actionnaires dans les décisions stratégiques des entreprises sous l’impulsion forte des dirigeants qui en font aujourd’hui un impératif absolu dans le cadre de la crise du coronavirus. Les dirigeants prennent, en effet, progressivement conscience de l’influence grandissante des parties prenantes parmi lesquelles la population des jeunes diplômé(e)s de plus en plus réticente à rejoindre des entreprises qui ne démontreront pas, par des actes forts, leur engagement réel pour l’intérêt général dans le contexte actuel de la pandémie mondiale. C’est ce que montrait avec conviction Pascal Demurger, Directeur Général de la MAIF, dans son livre plaidant pour un rôle politique de l’entreprise sur les grandes questions de société[6].

Vers une nouvelle hiérarchie des emplois ?

On entend partout que la crise mondiale du coronavirus va remettre les pendules à l’heure dans nos sociétés occidentales convaincues de leur supériorité intellectuelle, scientifique, et technologique. La première leçon de cette crise est d’abord l’apprentissage accéléré de l’humilité tant les incertitudes sont encore fortes quant à l’issue de cette pandémie quand on observe la montée de la 2ème vague et aux conséquences à moyen et long terme pour les individus et les organisations privées et publiques. Mais c’est sans doute sur le terrain des emplois que devrait se jouer, du moins on peut l’espérer, une véritable remise en cause des certitudes ancrées depuis des décennies sur leur valeur relative des uns par rapport aux autres : aux emplois de la sphère sociale la plus forte précarité et les rémunérations les plus faibles, aux emplois de la sphère économique la plus grande stabilité et les rémunérations les plus élevées.

Or, les individus et les organisations ont redécouvert, à l’occasion de cette crise sans précédent, l’importance cruciale d’emplois souvent placés en bas de la hiérarchie, comme ceux des aide-soignant(e)s ou des opérateurs(trices) de la logistique, sans lesquel(le)s s’effronderait la fragile construction sociale de nos sociétés occidentales. La sociologue Dominique Méda a mille fois raison lorsqu’elle a affirmé avec force[7] dès fin mars 2020 que cette crise va nous amener à repenser les emplois à l’aune de leur utilité sociale véritable c’est-à-dire, pour reprendre un langage à la mode sur le thème de la RSE (Responsabilité Sociétale de l’Entreprise), en fonction de leur contribution à la satisfaction de l’ensemble des parties prenantes. Finis les « bullshit » jobs (jobs à la con) dénoncés il y a deux ans par David Graeber[8] y compris à des niveaux élevés de fonction et rémunération et dont l’utilité sociale est proche de zéro ! On peut espérer que les DRH se saisissent de la formidable opportunité que représente ce « reset » de nos convictions et certitudes pour repenser un certain nombre de leurs pratiques structurantes comme le sont, par exemple, les définitions et les évaluations des fonctions ou des rôles, les process et les critères de recrutement, les modalités du management de la performance et les échelles de rémunérations. Ces pratiques, et bien d’autres, sont en effet susceptibles d’être sérieusement questionnées par les collaborateurs, dans les organisations privées et publiques à l’issue de cette crise, qui auront été les véritables héros de l’ombre au cours de ces longues semaines qui auront profondément marqué les corps et les esprits.

Pour les DRH, comme pour les responsables d’organisations privées et publiques, il ne s’agit pas, bien évidemment, de prôner ici un renversement total de la hiérarchie des emplois mais de les amener à prendre sérieusement en considération le poids de l’utilité sociale dans la nécessaire hiérarchisation des emplois. Faute de quoi le discours actuel sur la raison d’être et l’entreprise à mission depuis la loi Pacte de 2019 risque de rester lettre morte avec, comme conséquences, le renforcement du désamour de l’entreprise dans la Société, un engagement encore plus faible des collaborateurs et, surtout, une fuite des talents dont on a cruellement besoin et qui sont de plus en plus sensibles à la cohérence entre les discours et les actes !


[1] Cet article est une version adaptée des chroniques publiées par l’auteur dans l’hebdomadaire « Entreprise & Carrières » en mars et avril 2020.

[3] Grant, A. : Give and Take, Orion Publishing, 2013

[4] Mauss , M. : Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, PUF, 2007

[6] Demurger, P. : L’entreprise du XXIe siécle sera politique ou ne sera plus, Editions de l’Aube, 2019

[8] Graeber, D. : Bullshit Jobs, Editions les Liens Qui Libèrent, 2018.

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