Saison 2 – Episode 5 : La France a d’incroyables talents. L’importance de l’habitus et des activités extraprofessionnelles dans le développement des valeurs et compétences au travail.

Cet article a été co-écrit avec Eva Draicchio (*), Sherazade Khorchid (**) et Maud Secqueville (***).
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Dans la continuité des « Breaking news » de l’année dernière, RHinfo permet cette année encore de mettre en avant les analyses de jeunes professionnels RH du master 2 « Management Digital des Ressources Humaines – Spécialisation : gestion de crise » de Institut Mines-Télécom Business School. Ces analyses ont été réalisées dans le cadre de leur mémoire de fin d’études autour d’une problématique posée. Une analyse de ce qui a déjà été écrit sur leur sujet et la conduite d’une mini-enquête de terrain (environ six entretiens effectués en moyenne dans une même organisation ou plusieurs organisations) ont été menées autours de cette problématique. Une fois n’est pas coutume, cet article va également présenter les résultats d’un mémoire rédigé par une membre des équipes administratives et pédagogiques de l’école dans le cadre de sa reprise d’étude en master 1, celui de Maud Secqueville. Cet épisode 5 de la saison 2 porte sur le rôle des habitus et des activités extraprofessionnelles dans le développement des compétences et valeurs au travail.

Le présent article comporte trois parties :

  • La première partie présente la notion de « salarié global » ainsi que le rôle de l’habitus et des activités extraprofessionnelles dans le développement des valeurs et compétences au travail (1).
  • La deuxième partie présente les résultats des études de Sherazade Khorchid et Maud Secqueville sur le rôle joué par l’habitus dans le développement des compétences au travail (capacité à parler plusieurs langues, capacité d’adaptation notamment sociale…) et des valeurs au travail (valeur travail, valeur de l’importance des études, valeur de solidarité…). Ces études ont été conduites notamment auprès de professionnels issus de milieux économiquement défavorisés et montrent la richesse potentielle de profils atypiques sur le marché du travail (2).
  • Et la troisième partie présente les résultats du travail D’Eva Draicchio sur les apports des activités extraprofessionnelles dans le développement des valeurs et compétences au travail (3).
  1. Le « salarié global » : habitus et activités extra-professionnelles dans le développement des valeurs et compétences au travail

Le fait de côtoyer nos collègues dans un cadre défini, celui du travail, nous fait parfois oublier qu’ils sont, comme nous le sommes, des personnes plus globales, voire même « plurielles » au sens de Lahire. Nous sommes parfois aussi dans notre vie personnelle, parent, concubin, ami, membre d’une association, sportif, cuisinier, collectionneur… Nos activités extraprofessionnelles sont nombreuses et multiples. Elles constituent autant de sources d’expression et/ou de renforcement de nos valeurs, ainsi que d’expression et/ou de développement de nos compétences mobilisables dans notre cadre professionnel.

Nous sommes également toutes et tous le fruit d’une enfance, à savoir d’un environnement familial singulier, d’un environnement social plus large (notamment par l’école) et de normes et cultures liés à une communauté socio-économique et/ou géographique (notre pays d’origine par exemple). Nous avons grandi avec certaines valeurs et avons développé des compétences du fait de nos rôles évolutifs, à travers nos différents âges, dans ces structures (ou espaces de façonnement tel que défini par Lahire). Tout cela relève de nos habitus.

Selon Lahire (2013), l’habitus « est un ensemble de dispositions durables et transférables ». Bourdieu l’avait défini en 1972 comme « l’ensemble des manières de faire, d’agir, comme l’ensemble des dispositions inculquées, intériorisées par les individus et tels qu’ils tentent de les reproduire en les adaptant aux situations dans lesquelles ils se trouvent ». Dans son mémoire, Maud Secqueville rappelle que l’habitus forme un héritage social et culturel exprimé dans la pratique du quotidien. C’est un générateur de comportement acquis. Tout ce que l’individu vit le fait évoluer et le façonne dans sa manière d’être.

Elle précise également qu’à sa connaissance ni Lahire, ni Bourdieu ne lient directement l’habitus au développement de valeurs et compétences professionnelles spécifiques d’un salarié. Néanmoins, elle a relevé que Perrenoud (1994) établit un lien théorique entre les compétences individuelles et l’habitus. Celui-ci indique en effet que les compétences sont une combinaison de savoir, savoir-agir et d’habitus. Il précise qu’« entre un métier et une profession, les différences ne sont pas seulement dues aux savoirs en jeu, elles sont également dues à l’habitus et aux modes d’expression dont les schèmes et les savoirs s’assemblent ».

  1. Les apports de l’habitus au développement des valeurs et compétences au travail

C’est sur la base des constats précédents (du lien selon Perrenoud entre compétences et habitus et d’un manque d’étude sur ce lien) que Maud Secqueville et Sherazade Khorchid ont mené un travail d’étude dans le cadre de leur mémoire de fin d’étude (pour l’une dans son master 1 à l’Université de Rouen, pour l’autre dans son master 2 « Management Digital des Ressources Humaines – Option : gestion de crise » à Institut Mines-Télécom Business School). Maud Secqueville a mené six entretiens auprès de professionnels issus de milieux économiquement défavorisés et principalement issus de l’immigration. Dans un article de Start les Echos, elle a relevé que Dardelet (2021) indiquait que « Certains jeunes issus de la diversité travaillent en parallèle dès le lycée. Ils ont en moyenne une maturité plus forte. Ils jonglent entre les milieux et développent des compétences de “caméléon” très intéressantes, que n’ont pas forcément ceux qui ont une vie plus calme, plus centrée sur l’école et l’académique ». C’est ce qu’elle a voulu investiguer. Dans la même logique, Sherazade Khorchid a interrogé également des professionnels issus de milieux économiquement défavorisés mais également un professionnel issu d’un milieu économiquement « aisé ». Elle a également diffusé un court questionnaire qui a été rempli par 76 professionnels (50 issus d’un milieu économiquement défavorisé et 26 issus d’un milieu économiquement « aisé »). Voici leurs résultats.

Au niveau des compétences professionnelles, liées à l’habitus, Maud Secqueville en a identifié trois : la capacité à s’adapter socialement, la capacité à trouver des solutions, la capacité à parler plusieurs langues (dans le cas des professionnels dont les parents sont issus de l’immigration). Ainsi Tonio, 56 ans, d’origine italienne, parle depuis son enfance le français et l’italien. Passionné depuis qu’il est tout petit par les champs de course, il a appris à se débrouiller lorsqu’il était adolescent pour naviguer dans un monde d’adultes. Angèle, 38 ans, dont le père est libanais et la mère portugaise parle quatre langues : français, portugais, espagnol, italien. Elle a grandi avec des fins de mois difficiles et a dû apprendre très tôt à faire avec peu. Elle a également dû travailler en plus de ses études, très tôt. Sherazade Khorchid retrouve des résultats identiques quant à la capacité à parler plusieurs langues et à trouver des solutions. Son étude démontre également que ces professionnels issus de milieux économiquement défavorisés ont une capacité à s’adapter rapidement, pas seulement qu’au niveau de situations sociales, mais également face à tout type de problème.

En ce qui concerne les valeurs liées à l’habitus, Maud Secqueville et Sherazade Khorchid ont toutes les deux relevé la présence de la valeur travail chez les professionnels issus de milieux économiquement défavorisé. Comme l’indique l’un des professionnels interrogés : « J’ai toujours travaillé, mon père essayait de nous inculquer ces valeurs- là. Je vivais avec un père qui travaillait tout le temps pour subvenir aux besoins de sa famille ». Elles ont par contre relevé que cette valeur n’était pas propre aux professionnels issus de milieux économiquement défavorisés. Le développement de la valeur travail est vraisemblablement lié à des valeurs familiales, quels que soient les milieux sociaux d’origine. Au-delà de la valeur travail, Sherazade Khorchid a également retrouvé des valeurs comme l’importance accordée au savoir (et aux études), le sens des responsabilités, l’importance du respect des engagements, la solidarité ainsi que le respect des autres. Là aussi, valeurs familiales non liées à un milieu d’origine donné.

Dans son travail, Maud Secqueville s’est enfin intéressé aux espaces de façonnements, à savoir les environnements sociaux qui ont permis le développement de ces compétences et valeurs liées aux habitus. Sans surprise, on y retrouve la famille et le système scolaire. De manière plus inattendu, quoi que, on y retrouve également la télévision. Angèle, citée précédemment, indique avoir énormément appris sur la culture française par la télévision (histoire de France, les lieux culturels, histoire musicale, histoire cinématographique…).

  1. Les apports des activités extraprofessionnelles au développement des compétences au travail

Eva Draicchio s’est focalisée sur les compétences extraprofessionnelles, leur nature et leur transférabilité dans le monde du travail. Elle a identifié que la pratique du théâtre, d’un ou plusieurs sport(s), la vie familiale (…) sont autant de contextes extra-professionnels permettant le développement de compétences re-mobilisables dans le contexte du travail.

Lors d’une première phase d’entretiens, auprès de 15 collaborateurs travaillant dans des secteurs différents, elle conclue que cette transférabilité des compétences, du milieu extra-professionnel vers le milieu professionnel, concerne principalement les « soft skills ». Les savoir-agir, au sens de Le Boterf, essentiellement transférés sont en effet à 43% les savoir-agir relationnels (savoir interagir avec autrui : client, collègue, managers, fournisseurs…) et à 26% les savoir-agir intra-personnels (savoir interagir avec soi-même : savoir repérer ses axes d’amélioration, savoir apporter des solutions…). Cette transférabilité concerne également, mais dans une moindre mesure, pour 14%, des savoir-agir cognitifs telle que la capacité à conduire une analyse sur un sujet par exemple.

Dans un second temps, elle a identifié les conditions de transfert de ces compétences. Toujours d’après son étude, le travail sur soi peut constituer un levier de transférabilité des compétences extra-professionnelles vers le monde du travail. Chercher à mieux se connaître (ses valeurs, son expression et son rapport aux autres, ses méthodes d’organisation), à faire évoluer son style de management d’équipe, à améliorer son efficacité au travail, constituent autant d’opportunités, et de moteurs, d’activation des compétences acquises dans le milieu extra-professionnel. Le travail sur soi ne constitue néanmoins pas une condition sine qua none de transférabilité. Ce transfert peut en effet se faire également de manière inconsciente. Il est intéressant de noter que cette transférabilité peut être soutenue et valorisée par certains processus RH : identification et/ou valorisation lors du recrutement, de l’entretien professionnel, en phase préparatoire d’une formation dispensée au sein de l’entreprise.
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Si cet article vous a intéressé, il est possible de consulter sur le même format :

Les quatre premiers articles de la saison 2 :

Tous les articles de la saison 1 :

(*) Eva Draicchio est diplômée du master 2, promotion 2019-2020, « Management Digital des Ressources Humaines - Spécialisation : gestion de crise », de Institut Mines-Télécom Business School. Elle a réalisé, lors de son année de licence 3, un stage en tant qu’assistante recrutement au sein du cabinet de recrutement Fed Finance. De septembre 2019 à septembre 2020, elle a effectué son apprentissage chez Nokia en tant que HRBP junior. En parallèle, elle a créé un Kit RH de gestion de crise sanitaire. Elle est depuis plus d’un an Consultante RH chez Adventia.

(**) Sherazade Khorchid est diplômée du master 2 "Management Digital des Ressources Humaines - Spécialisation : gestion de crise", promotion 2020-2021 de Institut Mines-Telecom Business School. Après un passage dans les ressources humaines, elle a décidé de rejoindre son premier amour, la vente. Elle est actuellement Ingénieur commercial division computing chez Hewlett Packard France.

(***) Maud Secqueville est coordinatrice pédagogique depuis de nombreuses années dans l’enseignement supérieur (Universités, Grande Ecole de commerce). Elle travaille actuellement pour une Chaire d’enseignement tournée vers les Inventivités Digitales. Actuellement en reprise d’études en Master 2 Sciences de l’éducation, elle se spécialise dans « l’Ingénierie et Conseil en Formation ».

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