Le métier de Chief Happiness Officer : belle innovation RH ou simple appât marketing ? #1


Inventé dans les années 2000 par Chade-Meng Tan, ingénieur devenu « Jolly Good Fellow » chez Google, le métier de « Chief Happiness Officer » s’est largement répandu et les postes de managers du bonheur essaiment dans les start-up comme dans les grands groupes ces dernières années sous des intitulés plus ou moins créatifs : « Responsable du Bonheur au Travail », « Feel good manager », « animateur bienveillant », « passeur de bonheur »…

Selon Catherine Testa, cofondatrice du club des CHO, un CHO est une « sorte de chef d'orchestre chargé de porter une démarche d'amélioration continue de l'environnement de travail dans l'entreprise en faveur des salariés tout en étant le garant de sa culture ». [1]

Encensé par les uns qui le parent de toutes les vertus, démoli par les autres qui l’érigent en parangon du poste gadget ou « bullshit job », force est de constater que le métier de CHO ne laisse aujourd’hui personne indifférent et suscite le débat. Alors belle innovation RH ou simple coup marketing à peu de frais ?

Pour ma part, autant je suis vraiment convaincue de l’utilité réelle de ce métier, autant je suis sceptique et critique quant à sa mise en œuvre opérationnelle au sein des différentes organisations et « l’usage » qu’elles en font. Je pense cependant qu’il s’agit de simples « erreurs de jeunesse » d’un métier qui se cherche et « tâtonne » encore et qu’il ne faut pas l’enterrer trop vite.

Afin qu’il puisse tenir toutes ses promesses, ce jeune métier de CHO doit se réinventer en faisant table rase des pratiques actuelles et en acceptant de se structurer et de se professionnaliser. Ce n’est qu’à ces conditions qu’il pourra être crédible et accéder légitimement à la place centrale qu’il mérite au sein des entreprises. Sinon il finira dans le cimetière bien rempli des bonnes idées mal exploitées…

Emploi inapproprié du terme « Bonheur » & intrusion dans la vie privée

En premier lieu ce qui me dérange dans ce nouveau métier, c’est l’utilisation même du terme « Bonheur ». Ce terme me semble totalement inapproprié et décalé au sein d’une entreprise. Sans rentrer dans de profondes considérations philosophiques, le « bonheur » me semble être une affaire strictement privée et ne doit pas être « géré » par l’entreprise.

Prétendre agir sur le bonheur de ses collaborateurs n’est en soi pas sérieux, pas crédible et pas forcément souhaitable d’ailleurs. Cela me semble, de plus, extrêmement présomptueux. Plusieurs récents ouvrages –La comédie (in)humaine de Julia de Funes & Nicolas Bouzou ou bien encore Happycratie. Comment l'industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies d’Eva Illouz & Edgar Cabanas – soulignent les excès ainsi que les limites de la survalorisation du bonheur au travail. La tyrannie des injonctions au bonheur en entreprise et ses effets délétères y sont dénoncés avec force.

A cela, j’ajoute que les injonctions au bonheur me semblent constituer une intrusion dans la vie privée des collaborateurs. Ainsi selon Danièle Linhart, sociologue du travail et directrice de recherche au CNRS: « On demande de plus en plus aux salariés de s'engager, se flexibiliser, s'investir, se dépasser, donc il faut les aider pour qu'ils soient au meilleur de leur forme. Afin qu'ils soient productifs et que les problématiques non professionnelles ne pèsent pas sur leur efficacité, les entreprises leur mettent à leur disposition tout un tas de service (conciergerie, psy, méditation, crèche…) […] » Elle met en garde contre les éventuelles dérives de ce phénomène : « Ça me rappelle Ford dans les années 1920-30 qui envoyait chez ses ouvriers un corps d'inspecteurs pour vérifier que madame tenait bien son logement et nourrissait bien son mari en lui soumettant des menus-types pour maximiser leur productivité. Il y a aujourd'hui de la part de certaines entreprises un tel degré d'intrusion dans la vie privée des salariés que ça en devient inquiétant.» [1]

Bref, ce terme de bonheur me semble trop lourd à porter et je suis donc pour bannir les intitulés de poste y faisant référence. Il est urgent de trouver un autre intitulé qui conviendrait davantage tel que « responsable de la QVT au travail » ou idéalement selon moi « Responsable de l’Expérience Collaborateur ».

Anecdotique la terminologie me direz-vous ? Je ne suis pas d’accord. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » et il est donc primordial d’attribuer l’intitulé adéquat à ce nouveau métier. Pour moi, tout part de là. Pour que ce métier soit davantage pris au sérieux, cela passe en premier lieu par un changement de dénomination plus « réaliste » et adaptée au monde de l’entreprise et qui reflètera mieux ses réels objectifs ainsi que son périmètre d’intervention.

Des missions trop floues

Il n’existe pas actuellement de consensus pour définir clairement ce qu’est un CHO et le contenu même du poste demeure flou. Ce métier revêt, en effet, aujourd’hui de trop nombreuses et diverses formes d’une organisation à une autre. Cela rejaillit inévitablement sur tout le métier et porte atteinte à la perception que les collaborateurs et le grand public en ont.

Voici les missions que peuvent remplir, selon les structures, les actuels « managers du bonheur ». Elles ne sont pas exclusives les unes des autres et peuvent se combiner :

  • Certains se « contentent » de jouer le rôle de G.O et d’organiser des événements festifs, conviviaux et fédérateurs tels que des petits-déjeuners, des soirées d’entreprises ou bien encore des escape game. Cela correspond à la vision la plus caricaturale et dénigrée du poste celle de simple « amuseur de l’open space ».
  • D’autres axent principalement leur démarche sur la mise à disposition de services que ce soient les classiques corbeilles de fruits /bonbons / smoothies, les incontournables baby-foots, des cours de yoga ou de relaxation ou bien encore une conciergerie ou une crèche d’entreprise. Ce sont certes des initiatives fort « sympathiques » mais, en aucun cas, cela ne saurait résoudre les véritables problèmes. Il ne s’agit malheureusement que d’un cautère sur une jambe de bois et cette vision du métier s'apparente davantage à du « greatwashing » qu'à une réelle volonté d'améliorer la qualité de vie au travail des collaborateurs.
  • D’autres s’orientent davantage vers l’amélioration des espaces de travail et de l’ergonomie des postes de travail via la création d’espaces de convivialité, de salles de sieste, de « quiet zone », de « bulles acoustiques » ou bien encore de « salles du silence ».
  • D’autres se focalisent sur l’aspect « communication interne » en mettant en place des newsletters, des challenges internes en tout genre ainsi que des ateliers de retour d’expérience.
  • Et enfin d’autres se perçoivent davantage comme des « facilitateurs du changement » et réfléchissent de manière plus poussée à la manière de transformer véritablement et en profondeur le fonctionnement de leur entreprise afin de remettre l’humain au centre des préoccupations. Ils s’attèlent à désiloter leur entreprise, à fluidifier la communication (transverse mais également bottom-up), à créer du lien social, à améliorer l’expérience collaborateur et à promouvoir l’innovation managériale et RH.

Pour ma part, je suis partisane de définir clairement ce nouveau métier, d’en homogénéiser le contenu et de l’orienter vers plus de profondeur et de réflexion sur « l’expérience collaborateur » afin de ne plus prêter le flanc à la caricature. Loin d’être un passeur de Bonheur, le CHO doit être un diffuseur de sens.

Si les missions endossées sont aussi différentes, cela s’explique surtout par la place qui leur est accordée dans l’entreprise, leur positionnement stratégique ainsi que les marges de manœuvres qui leur sont allouées. Ces points spécifiques et d’autres seront développés dans mon second article sur le sujet à paraître prochainement.

[1] A quoi servent vraiment les CHO, ces nouveaux responsables du bonheur en entreprise? Marion Perroud, Challenges

Tags: Recrutement Chief Happiness Officer Marketing RH