« Comment se fait-il que nos jeunes gens au corps robuste et à l’âme bien trempée soient saisis presque tous, un jour ou l’autre, d’un fol désir de grand large ? Et vous-même, oui, vous, pourquoi avez-vous éprouvé, lors de votre première croisière en qualité de simple passager, ce mystérieux frisson quand on vous apprit que le navire se trouvait en pleine mer ? »

Herman Melville, Moby Dick

Une histoire qui s’écrit

Le voilà le grand large, pour tous ceux qui aspirent à participer à des pages d’histoire, quelle que soit la place à prendre… On se souviendra du rôle du personnel soignant, en particulier. Mais d’autres professions sont aussi sur le front pour nous nourrir, pour nous assurer un minimum de confort, pour préserver l’équilibre social, économique de notre pays et de nos institutions, pour imaginer de nouveaux moyens d’assurer la continuité de leurs activités, redonnant une signification encore plus profonde au sens du service. Des acteurs qui se fichent pas mal de mettre leur nom dans les manuels d’histoire mais qui donnent malgré tout des impulsions à nos solutions d’adaptation.

Beaucoup de textes en ce moment pour déclarer que plus rien ne sera jamais comme avant, que tout va changer, que nous assisterons à des prises de conscience, et blablaba.

L’obsession de vouloir toujours donner un sens aux décisions, aux actions, de manière souvent prématurée, la volonté d’accorder une valeur morale à nos choix (nous ne cessons de lire des propos critiquant la pertinence des choix de tous les décideurs…), tout cela semble de nouveau être une grande preuve de notre confusion et de mélange dans la compréhension des couples de termes faiblesse et fragilité, indécision et doute, confusion et incertitude, partialité et prévention, précipitation et courage…

S’il est bien compréhensible que nous ayons tous besoin de commenter l’actualité, gardons-nous bien de jouer les experts et de regarder avec condescendance ceux qui sont au combat et doivent agir à toute vitesse, restant le plus possible attentifs à tous les signaux de l’environnement, forts ou faibles… C’est l’action qui développe leur acuité sensorielle et cognitive, ce n’est pas la contemplation. Observons à quel point l’intuition les guide…. tel le geste d’un artiste, ou d’un génie de n’importe quel domaine, telle la justesse de l’agent du raid en plein drame… Justesse et précision, et non pas justice et morale, l’heure est à l’action.

« Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel est un serviteur fidèle. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don » avertissait Einstein.

Réhabilitation de l’intuition dans nos activités ?

L’intuition est souvent malmenée dans nos organisations, déconsidérée, oubliée… Et là il suffit de regarder tous ceux qui sont sur le front pour s’apercevoir qu’elle est salutaire en période d’urgence ; qu’elle s’accompagne de l’humilité de tous ceux qui sont vraiment utiles et qui donc, savent aussi profiter des temps de silence pour se ressourcer au lieu de participer au tintamarre ambiant fourni par les commentateurs.

Nous RH, nous managers, observons en cette période l’expression de l’intuition…. Chez nos médecins, comme chez tous nos salariés, collègues, dirigeants, accompagnateurs.

L’intuition n’est cependant pas si simple à percevoir, à décrire. Tout d’abord vraisemblablement parce qu’il est difficile de traduire par des mots son aspect souvent diffus, immédiat, direct, non mesurable… On va dire : « je l’ai senti comme cela », « c’était le moment », « c’était ce qu’il fallait faire », « c’était la direction à prendre ». Quand on en parle « après-coup », pour expliquer un acte de courage ou une réussite, l’intuition est considérée comme certes, indicible, mais légitime néanmoins… Cette légitimité tient à la réalisation et à la pertinence d’une action, alors même qu’elle a été initiée par une intuition…

Impossible de mesurer la force d’une intuition, dont on parle en intensité, qui ne se mesure pas. On la confond sans doute souvent avec l’instinct qui tient pourtant davantage de la survie que de la décision. Ou avec ce qu’on appelle le « pifomètre » qui tient surtout du hasard… D’habitude, on demande à celui ou celle qui aura une intuition de réaliser un business plan, de proposer des indicateurs et des garanties, bref, donner à ses interlocuteurs de quoi mesurer la pertinence de son intuition, ou de son « projet » dira-t-il plutôt. On gère un projet, pas une intuition…

Quand l’intuition crée du lien

En plus d’être difficile voire impossible à verbaliser ou à exprimer rationnellement de manière satisfaisante, elle nous renvoie à du matériel, à de la physique. Intuition a comme racine « intus », qui signifie « intérieur », et comme nous le rappelle le philosophe français Henri Bergson, l’intuition est une relation entre deux intériorités, l’intériorité de celui qui ressent l’intuition, et celle de la situation ou de l’être observé… Selon Bergson, l’intuition nous relie à l’élan vital, au mouvement, à la durée, au processus… Alors que nous sommes habitués à évoquer plutôt des critères extérieurs, des dimensions, des divisions de temps (heures, minutes, seconde), l’intuition nous relie à l’intensité de ces aspects, ce qui s’éprouve, se vit, et donc se ressent, avec son corps notamment, associé à l’expérience, la mémoire et l’imagination. Corps souvent disqualifié de nos relations où tout doit être rationalisé, mesuré. En entreprise, la place du corps n’est envisagée que du point de vue rationnel, avec l’ergonomie, les gestes et postures, la taille des espaces de travail., on ne l’envisage pas comme une présence réelle qui a sa propre puissance au service des missions… On dit bien qu’on « gère » ses relations, son stress, ses priorités, qu’on « optimise » son temps, qu’on « développe » et « augmente » ses capacités. En revanche, on ne parle que très peu de l’ « intensité » d’une mission, de l’ « élan » vers certaines relations, de l’ « emprise » d’une gêne, … Sauf en poésie, en littérature. La force de ce qu’on éprouve trouve des échos dans l’imaginaire, et c’est ce qui nous permet de donner du sens à ces impressions.

Pour Bergson encore, rien n’est plus opposé à l’intuition que l’activité machinale, automatique. Il y a une réflexion (au sens de « réflexif ») dans l’intuition, un retour sur ce qui est éprouvé, un examen attentif qui vise à appréhender le sens de ces impressions. Ce qui sous-entend évidemment un travail, un effort, une volonté, de l’exercice… Comme l’artiste, le cuisinier, l’artisan, le footballer, qui n’improvisent pas leur geste mais entrent « en sympathie » avec la situation, ils comprennent la singularité de ce qui est en jeu, et leur permet d’envisager une réponse. Cette intuition est le fruit d’un vrai effort, d’une expérience qui renforce les liens avec certaines formes de situations, un travail réflexif a été élaboré…

Et si l’intuition donnait du sens au travail ?

Les potentialités de sa réhabilitation sont pourtant nombreux, notamment quand on veut envisager la quête de sens, quand on veut donner du sens. Le « sens » a plusieurs significations, il nous renvoie aussi au sensible même si on feint de l’oublier souvent, aux corps, aux liens, et donc à ce qui n’est pas mesurable. A l’intensité, à l’intériorité. Et si la volonté de donner du sens (comme on le dit partout) était une manière de réhabiliter l’intuition ? Si cette capacité de dépasser les prescriptions et d’entrer en sympathie avec son environnement professionnel donnait un vrai « sens » au travail ?

Alors je vous propose une petite activité pour les jours qui viennent :

il est bien difficile d'analyser quoi que ce soit aujourd'hui, vous êtes dans l'action, vous décidez à toute vitesse, vous apprenez à suivre votre intuition, à EXPERIMENTER, à écouter davantage, rassurer, ce qui est loin d'être simple en cette période de grande incertitude.
Et si vous preniez 5 à 10 minutes par jour pour noter sur un journal de bord le déroulement de votre journée, de poser sur un papier ou tout autre support les actions que vous avez menées, les interactions que vous avez vécues, les réactions que vous avez suscitées, les questions que vous vous posez?
Le temps de l'analyse arrivera bien assez vite.... La période est une source d'apprentissage, tant personnel que professionnel, tâchons de fournir de la matière à nos futures réflexions.
En attendant... un grand merci à tous ceux qui font tout pour sauver des vies et pour sauver l'activité en général.... Soyez prudents.

Tags: Bonnes pratiques Collaboration & coopération Reconnaissance Délégation (autonomie / responsabilité)