Le travail est un moyen d'existence, développer ses compétences un moyen de lui donner un sens

La compétence qui est une construction humaine - elle est artificielle, acquise, elle n’est pas naturelle - s’exerce dans un contexte donné : autant attribut de la personne que de l’organisation qui la permet, la compétence est le fruit du travail fourni par un individu - acteur, mais elle est portée par des données de l’environnement qui vont conditionner son niveau.

La compétence apparaît donc comme un construit complexe ; pour l’analyser, il est possible d’étudier les éléments qui concourent à la réalisation d’une activité particulière. On peut, par exemple pour une activité de vente, s’intéresser soit aux moyens engagés (publicité, fiche produit …), soit aux savoirs nécessaires (techniques de vente …), soit encore aux attitudes ou aux motivations des acteurs (empathie, goût du challenge …), selon la perspective que l’on veut privilégier. Mais cette division en plusieurs facteurs pour faciliter l’analyse apparaît insuffisante car dans la réalité les sous-systèmes (les connaissances ou savoirs-savoirs pratiques, les comportements ou savoir être, les moyens, l’organisation …) interagissent, s’interpénètrent, il n’existe pas de frontière entre eux, la compétence fonctionne comme un organisme vivant composé d’éléments en perpétuel mouvement. En phase avec cette conception « organique », la sociologie des organisations propose d’analyser la situation de travail comme « un système d’action concret » où chacun des acteurs joue un rôle en fonction de sa propre stratégie. L’action conduite par une personne à partir de ses savoir-faire - compétences techniques - va être influencée par les relations que celle-ci établit avec ses co-acteurs, son environnement humain - compétences relationnelles - et va être guidée par la représentation qu’elle a des enjeux de la situation ainsi que la perception qu’elle a de ses intérêts - compétences stratégiques.

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme »

Rabelais nous rappelle par cette formule qu’une connaissance (ce qu’il appelle “science”) non réflexive (autrement dit “sans conscience”) ne permet pas à l’homme de se l’approprier, et donc de progresser : « sachez que vous sachez ». Un individu en situation de travail réfléchit à son action, à la manière de procéder pour optimiser son intervention. Même si son travail est prescrit, qu’il est guidé par des procédures formelles, l’opérateur réagit aux imprévus, recherche naturellement à être efficace tout en préservant son intérêt ; en interrogeant son savoir-faire, la personne développe son « savoir y faire ». A la source des compétences, cette attitude réflexivequi a été niée dans le système d’organisation scientifique du travail ou « modèle taylorien », devient centrale dans le modèle de la compétence ou le modèle « agile » ; l’activité caractérisée par l’incertitude, l’ambiguïté et l’indétermination des situations ne peut se satisfaire de réponses standards.

La compétence apparaît dès lors que la procédure ne suffit plus à traiter le problème : elle sollicite l’engagement et la responsabilitédes individus, car chaque employé, quel que soit son statut, « pense » son travail afin de s’adapter à un environnement mouvant afin de faire face aux changements permanents des processus de production (de biens ou de services).

D’abord, l’engagement est nécessaire pour rechercher des solutions non prévues par les procédures ; en effet, le professionnel s’adapte aux imprévus et choisit le meilleur moyen d’être efficace. Il s’empare de certaines conditions de l’organisation pour les transformer ou les faire évoluer. Ensuite, la responsabilité que prend et assume le professionnel dans la situation lorsque celui-ci se pose en garant du résultat ; la finalité de l’action est connue de lui, les termes du contrat sont explicites afin que sa compétence s’exprime en toute connaissance de but. Mais parce qu’il ne peut pas tout prévoir, il doit « s’arranger » avec les éléments et ressources dont il dispose, quitte à transgresser certaines règles formelles : Par exemple, l’ouvrier en usine face à un bruit insolite de la machine, le vendeur dans un magasin, témoin de remarques déplacées d’un client ; ou bien le mécanicien dans son garage devant la voiture de son client, constatant la vétusté de certaines pièces du moteur, décide d’engager une réparation longue ou choisit de défendre auprès du propriétaire les solutions alternatives (un échange standard du moteur ou une proposition commerciale visant le remplacement du véhicule). Philippe Zarifian* définit la compétence comme « la prise d'initiative et de responsabilité de l'individu sur des situations »

Le travail nous forme en même temps qu’il nous révèle.

La prise de conscience des causes, la meilleure connaissance des éléments principaux du contexte fait évoluer sa représentation du problème et donne des raisons d’agir (ou pas) ; l’opérateur s’approprie la situation et la problématique en la reliant à son imagination, à sa mémoire, à des champs de compétence qui lui sont familiers : comment mieux mobiliser ses ressources personnelles pour obtenir le résultat escompté, l’état désiré ? Le questionnement sur l’altérité conduit l’individu à s’interroger aussi sur lui-même, sur ses désirs, ses envies. Quel intérêt poursuit-il ? qu’est ce qui peut l’inciter à faire l’effort nécessaire pour réussir sa mission, quels sont les moteurs de son action ? C’est une question éthique qui nous est posée lorsque nous accédons à la maturité professionnelle ; ce que je fais, est-ce cohérent avec ce que je suis, dans cette fonction suis-je dans ma « posture » ou bien dans « l’imposture » ?

Ethique au sens où il s’agit d’être bien, de se sentir « à sa place », « d’être aligné » : aligné ou aliéné, telle est la question que chacun d’entre nous devrait se poser lors du choix d’un emploi.

Parce que développer ses compétences, c’est tisser ensemble plusieurs dimensions de son travail, en particulier les techniques du métier et les compétences sociales, humaines qui deviennent aujourd’hui des facteurs clés du professionnalisme. Ces « savoir être » et « savoir y faire » sont considérés comme des compétences transversales permettant de consolider et de valoriser les compétences verticales (l’expertise technique). La façon dont toutes ces compétences sont assemblées, sont tissées ensemble, indique la maturité et la valeur ajoutée du professionnel : c’est bien la manière propre que celui-ci a de mobiliser ses ressources, ses talents qui influence son niveau de compétence ; comme c’est bien la qualité du tissage qui donne une idée de la solidité et de l’originalité de l’étoffe.

Développer ses compétences, c’est tisser ensemble des « liens qui libèrent »

Quand un individu évolue, quand il multiplie son expérience, il accroît ses compétences et il développe son potentiel qui lui donne l’énergie nécessaire pour se libérer de certaines contraintes de l’organisation, pour dépasser les procédures, les règles de l’art, les modèles. Il peut investir le monde en prenant des responsabilités à la mesure de ses ambitions, de ses envies ; et ses désirs le guident.

« L’individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir le sujet », nous dit Vincent de Gaulejac*. Parce que notre réalité n’est pas une fatalité, le voyage dans l’archipel des compétences* conduit à construire un chemin. Le travail offre aux personnes des situations problématiques qu’elles ont à résoudre en associant d’autres individus, en mobilisant de multiples ressources. Ces expériences (du latin « ex perire » signifiant sortir du danger) sont aussi un moyen d’exorciser l’angoisse existentielle, d’évacuer cette dernière à l’extérieur de soi ; par la capacité qu’il a d’agir dans un contexte donné, de transformer son environnement en s’appuyant sur des outils et des méthodes, en collaboration avec d’autres acteurs, l’esprit libre, en accord avec sa conscience, met à distance son état de nature et sa réalité animale en mobilisant des techniques de plus en plus sophistiquées, appropriées à la situation.


* Philippe ZARIFIAN est l’auteur de :« Objectif Compétence » - éditeur(s) : LIAISONS

*Vincent de GAULEJAC est un sociologue et professeur des universités émérite français

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