Une récente enquête sur le sens du travail[1], auprès d’un large échantillon de personnes de tous niveaux hiérarchiques, révèle que la qualité des produits et services ainsi que la satisfaction des clients seraient les facteurs premiers du sens et de l’engagement au travail. Presque au même moment, une enquête de la FNEGE[2] auprès de diplômés de l’enseignement supérieur en gestion montre que pour la quasi-totalité des répondants, le premier marqueur de sens au travail est de se sentir utile, juste avant l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle et la présence de « vrais » amis dans le travail.

On reste sans voix devant de tels résultats qui semblent relever du conte de Noël plutôt que de la supposée réalité du travail telle qu’elle nous est habituellement présentée dans les médias ou chez les apprentis observateurs d’une réalité qu’ils ne côtoient jamais. Ces enquêtes résonnent bizarrement ; se retrouver dans l’utilité de son travail dont on est globalement satisfait ne colle pas avec le discours des risques psychosociaux, du harcèlement, de la souffrance et du suicide dont seraient maintenant coupables, selon les juges, les institutions elles-mêmes. Cela ne colle pas non plus avec le discours méprisant de ceux qui considèrent que le travail des autres est dénué de sens, comme s’ils étaient les seuls à faire des choses intéressantes, mépris dont les intellectuels sont souvent familiers. Discours sur le travail pour tous les tenants du troisième théorème du marteau en première ligne des manifestations sur les retraites : comme le marteau qui vous tape sur la tête, le travail ne ferait du bien que quand il s’arrête. Selon ce discours, il ne pourrait y avoir de vie qu’en dehors du travail comme s’il existait une fausse et une vraie vie. Selon ces théories le travail relève du mal absolu et la vie des humains serait à ce point sans espoir qu’elle se résumerait à une attente de 168 trimestres pour un paradis ensuite, 168 trimestres d’apnée dans l’attente impatiente d’un après idéalisé.

Mais les discours sur le travail n’ont rien d’original. Le travail est une activité comme une autre, une activité pratiquée dans une société donnée où le travail, devenu second, subit tous les débordements des modes de pensée de la société environnante. Trouver du sens dans la qualité du produit ou du service offert, l’utilité pour les autres, le service du client ou la qualité des relations, ce n’est pas plus vendeur que des trains qui arrivent à l’heure et cela détone surtout des discours dominants dont les intellectuels sont parfois les diffuseurs non critiques.

Les discours dominants sur le travail, comme dans la société, sont des discours minoritaires et non majoritaires. Les études répètent inlassablement le niveau élevé de satisfaction des salariés vis-à-vis de leur travail mais ce sont les exceptions qui monopolisent les débats, sans aucun contrepoint. Oublié le proverbe selon lequel une règle a toujours des exceptions, c’est maintenant la prise en compte de l’exception qui doit faire la règle. On avait déjà démontré en psychologie sociale la force des minorités, elles font effectivement la loi même si le discours s’accroche au principe oublié des majorités.

Autre discours dominant, celui du sens et de la responsabilité sociale des entreprises. Tout le monde chercherait du sens dans son travail ; ce serait, paraît-il, encore plus le cas des jeunes générations. Le problème, c’est que les promoteurs de ces idées générales et sans doute généreuses, ont souvent une petite idée de ce que devrait être ce sens. Le produit, le service, l’utilité, les clients, les collègues, voilà quelques bonnes pistes pour les chercheurs de sens, peut-être éloignées d’approches plus abstraites d’un sens du travail qui collerait sans doute mieux aux référentiels de la responsabilité sociétale de l’entreprise.

Il est un dernier discours dont s’éloignent ces résultats, celui du simplisme, du raisonnement hémiplégique comme aurait dit Raymond Aron. On y trouve, parfois chez les mêmes, les deux extrêmes sans aucune nuance. C’est d’un côté la complaisance pour tout ce qui est mauvais, le plaisir du dévoilement des affres et des perversions ; tout serait mauvais dans le travail comme le laisse accroire ce faux raisonnement étymologique sur le travail comme instrument de torture. A l’opposé on trouve le naïf discours sur le bien-être à la dictature duquel devraient se soumettre les politiques de gestion du travail. A force de babyfoots et d’after du before, le travail devrait être un pourvoyeur de bonheur en sachet puisqu’il n’existe plus d’autres institutions auxquelles le revendiquer.

Mais que peuvent faire les managers et les institutions sur ce sens de l’utilité, cette qualité des produits et des services pour des clients, cette consistance des relations humaines dans le travail. La mauvaise approche serait d’imaginer persuader les autres de l’utilité de ce qu’ils font, suivant cette belle illusion managériale selon laquelle il suffirait de communiquer pour que tout aille mieux. Notons au moins trois types d’action qui peuvent contribuer à faciliter ce repérage de l’utilité du travail.

Premièrement il faut partir du principe que l’utilité des tâches de chacun ne va pas de soi dans l’économie actuelle et plus précisément dans l’entreprise. Evidemment il est facile de comprendre son utilité de travailler dans une boulangerie ou dans un service d’hôpital mais dans la plupart des contextes de travail, l’utilité concrète de sa tâche est moins évidente. Le meilleur test est de savoir si l’enfant d’un parent, un ou deux, saurait décrire leur travail à ses amis. Il n’est pas facile de mesurer l’utilité de ses tâches dans le monde de l’immatériel mais au sein même d’une entreprise aux productions les plus traditionnelles, il existe aujourd’hui tellement d’activités improductives qui ne satisfont qu’aux exigences de la bureaucratie dominante sans que leur utilité soit évidente. Il est intéressant d’ailleurs de remarquer que les histoires d’entreprises libérées font souvent de cette connaissance concrète de l’utilité du travail de chacun dans le projet global, un marqueur de la transformation qui s’est opérée. De la même manière que l’amour a besoin de preuves, l’utilité du travail de chacun ne se communique ni ne se prêche pas, elle a besoin d’expériences concrètes.

Deuxièmement, le service apporté à un client a lui aussi besoin de s’expérimenter. Il ne suffit pas de répéter des business-plans ou des formulations incantatoires sur la création de valeur pour le client, encore faut-il se rendre compte concrètement du service qui lui est apporté. Depuis combien de temps les salariés ont-ils rencontré un client, un vrai client, pas le beau-frère lors du repas de Noël ? Qu’apporte un produit à son utilisateur, à l’environnement, à la société en général, voici un beau sujet qui exige quelques travaux pratiques.

Troisièmement, l’utilité de son travail se perçoit pour autant qu’elle est reconnue. Les pratiques managériales ont tendance à privilégier le feed-back sur la personne, ses comportements, sa personnalité, sa performance et cela est sans doute nécessaire mais il ne faudrait pas oublier que la première chose à reconnaître est l’impact de l’action de chacun sur l’ensemble de l’activité de l’institution. A force de définir des objectifs et des processus de travail pour caractériser la performance, on se piège par les outils et on ne reconnaît le travail de chacun qu’au prisme déformant de ces dispositifs, certes mesurables mais abstraits. Le travail est moins la satisfaction des critères de performance que la contribution à une activité collective et il serait bon de ne pas l’oublier, de ne jamais la considérer comme évidente, comme allant de soi puisqu’elle figure dans un titre ou une définition de fonction.

Sans révolutionner les pratiques managériales, les résultats de ces enquêtes devraient au moins susciter trois points d’attention.

- Le premier concerne la lame de fond « bureaucratisante » de nos organisations. Celle-ci ne concerne pas seulement l’évolution de nos sociétés où tout a vocation à être de plus en plus contrôlé et normalisé. Dans des sociétés de défiance, le formalisme des règles essaie de pallier la qualité des relations entre acteurs. Mieux encore, les processus et les normes donnent l’illusion de la maîtrise des choses, ce qui est toujours la tentation humaine archaïque la plus forte. Mais il ne faudrait pas restreindre cette tendance aux seules institutions extérieures à l’entreprise : au sein même des organisations la tentation de la bureaucratisation est aussi forte et elle contribue à éloigner le plus grand nombre du sens de ce qu’il fait quand le but n’est plus l’action mais son contrôle, le produit mais ses normes, le service mais le respect du processus contribuant à le délivrer.

- Le deuxième point d’attention concerne l’attitude par rapport aux projets, valeurs, visions ou références partagées qui visent souvent à répondre au besoin de sens. Le problème n’est pas les valeurs mais le fossé profond entre ceux pour qui elles signifient quelque chose de concret et les autres. Il est trop facile de se moquer des valeurs alors qu’aucune société humaine ne peut faire l’économie de s’en préoccuper ; en revanche, travailler en permanence à les rendre concrètes pour chacun, voilà le défi.

- Le troisième point d’attention concerne ce glissement progressif vers la dimension très personnelle de l’appréhension du travail et de l’expérience qui y est vécue. A cet égard, on remarque dans l’étude de la FNEGE combien, par exemple, l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle a pris le pas sur l’équilibre entre vie familiale et vie professionnelle. C’est dire si l’expérience de travail est de plus en plus individualisée. Cela signifie au moins que cette expérience n’est pas un donné qui s’impose mais une co-construction de la personne avec son environnement, ses collègues, son management et plus globalement l’organisation : comment les outils traditionnels de gestion des ressources humaines et de management permettent-ils de contribuer à cette co-construction ?


[1] Enquête réalisée par la Chaire Sens et Travail de l’ICAM.

[2] « Devenir du travail du manager (des)illusions du collaboratif, espoirs du solidaire » - Etude FNEGE par FX de Vaujany et PY Gomez, 2019.