A-t-il jamais existé un âge d’or du travail, un travail valorisant, plaisant, avec des perspectives de développement et d’épanouissement personnel ? C’était toujours mieux avant, certes, mais à cet éventuel âge d’or, on apprenait (ce que l’on n’appelait pas) des hard skills : des savoir, des savoir-faire, des connaissances ; et one ne se préoccupait pas de trouver du travail, de s’y développer et d’en retirer un large éventail de satisfactions. C’était finalement l’époque du hard skills, soft jobs. Il semble que ce soit l’inverse aujourd’hui avec des hard jobs, inintéressants[1], douloureux, sans perspectives mais dans un temps où on n’a jamais autant parlé de soft skills.

Les soft skills peuvent se définir par la négative, ce ne sont pas des théories, des connaissances ou des techniques mais aussi par la positive, elles renvoient au savoir-être, aux capacités de se développer personnellement, de se comprendre et de s’accepter, d’assumer des relations positives aux autres et au monde. Les soft skills devraient susciter la créativité, l’adaptation, la disposition aux transformations, à l’agilité, la bienveillance, au service et autres mantras du leadership de l’injonction. On y trouve un mélange de traits de personnalité, d’intelligence émotionnelle et sociale, de valeurs aussi, de ce que l’on appelait les vertus dans les temps anciens.

Peu de notions ou approches nouvelles dans tout cela ; la psychologie, l’anthropologie de base, les démarches managériales et même les programmes des business schoolsont intégré tout cela depuis longtemps. Mais comme toujours dans les modes ou les effets de tendance, il est intéressant de comprendre les causes ou les significations de ce nouveau succès.

On peut imaginer que l’attention aux soft skills ressortit à une approche douceâtre et sirupeuse du management et de la vie des organisations, très managérialement correcte aujourd’hui. A l’époque du bien-être, de la bienveillance, de la confiance et de l’empathie, les soft skills ne déparent pas au tableau. Dans cette approche toutes les aspérités et les difficultés sont gommées. Tous les problèmes de performance et de bien-être se résolvent dans des soft skills appropriées, c’est-à-dire des compétences qu’il suffirait d’acquérir et de développer. Au monde des soft skills ne figurent pas les idées d’effort, de test ou de sélection, abandonnées au monde ancien des hard skills.

Les soft skills, c’est aussi le moyen subtil de renvoyer chacun à son apprentissage. A chacun de développer ses soft skills, c’est une étape du développement personnel ; la référence à cette catégorie de compétences est un bon moyen de renvoyer chacun à ses responsabilités. Comme elles ne préjugent pas d’un contexte ou d’un environnement particulier, plus personne n’a l’excuse de ne pouvoir les développer. Certains diront aussi, dans un temps de singularisme, qu’une nouvelle revendication apparaît, celle pour les institutions de renforcer, d’ « enseigner » les soft skills.

Une troisième raison de ce succès n’est jamais à exclure. A chaque époque on découvre l’eau chaude, ceux qui la découvrent ont toujours l’impression que rien n’existait avant leur découverte. Le succès ne s’expliquerait alors que par la découverte des soft skills par les influenceurs du moment, à la recherche de nouvelles tendances, d’idées pour renouveler les solutions aux problèmes éternels, comme ceux du management par exemple.

On ne peut évidemment pas nier l’importance de ces soft skills ; elles ne font que reconnaître que la collaboration, le travail ensemble, n’est pas qu’affaire d’interactions de rôles prescrits, de processus sur pattes ou de robots d’avant le deep learning. Mais encore faut-il les aborder en écartant les faux a priori, les évidences trompeuses trop souvent présentes dans les références aux soft skills.

La première de ces évidences trompeuses est d’imaginer que l’on ne s’est jamais intéressé aux soft skills dans le passé. N’oublions pas que les études de personnalité, les assessment centers, les formations dites humaines existent depuis des décennies. Il est même des domaines auxquels le management - science coucou - a souvent outrageusement emprunté et qui ont acquis depuis des siècles une expertise en la matière ; c’est l’armée par exemple où l’on parle de commandement et pas de leadership (sans doute parce que cela se traduit mal en allemand) en mettant en évidence des compétences humaines qui ne dépareraient pas dans la panoplie des soft skills.

N’oublions pas non plus que l’émergence régulière de l’attention aux soft skills dépend aussi beaucoup de l’état du marché du travail. Il est des secteurs de l’économie aujourd’hui, dans le digital ou l’intelligence artificielle par exemple, où l’on ne se préoccupe pas de soft skills ; quand les professionnels de certaines techniques changent d’employeur pour quelques milliers d’euros par an, les employeurs ne font pas la fine bouche sur ce genre de compétences, ils cherchent avant tout des hard skills. De là à dire que les soft skills seraient parfois le lot de consolation pour ceux qui n’ont pas eu la chance ou le courage d’acquérir les autres…

La deuxième évidence trompeuse, c’est d’imaginer que l’attention aux soft skills s’impose parce que les hard skills ne sont plus un problème, qu’elles sont forcément détenues par tous. A moins que l’on veuille démagogiquement insinuer que les hard skills ne sont plus un problème ni une nécessité ; de manière évidente tout le monde posséderait les hard skills, nouvelle version de la méthode Coué car les employeurs sont unanimes à dire que certaines compétences « hard » de base manuent cruellement. Le discours sur les soft skills serait alors un moyen d’accompagner la dualisation des emplois entre ceux des très qualifiés, recherchés et bien payés d’une part, et les tâches d’exécution d’autre part, ne laissant aux survivants des catégories intermédiaires que la perspective de soft skills pour espérer survivre…

La troisième évidence trompeuse concerne l’apprentissage des soft skills. Beaucoup accusent le système éducatif et l’enseignement supérieur en particulier de ne pas prêter attention aux soft skills et d’abandonner sur le marché du travail de jeunes diplômés (ou non) démunis de ces compétences dont on ressent aujourd’hui la nécessité. Ce serait donc la faute du système éducatif si les adultes ne savent pas travailler en groupe, développer la créativité et gérer leurs émotions sans ennuyer personne. Ceci ne correspond pas à la réalité ; cela fait presque cinquante ans que les écoles de gestion ont intégré ces enseignements et le souci de ces compétences dans leur cursus, avec une grande qualité pédagogique.

Au lieu de bêler à réclamer l’importance des soft skills, au lieu de tancer le système éducatif pour ne pas inoculer les soft skills, cela vaut la peine de regarder comment ces compétences particulières peuvent être acquises. Une fois dépassée la naïveté selon laquelle il suffirait de se persuader de les acquérir, une fois abandonnée l’idée que les écoles « n’ont qu’à » mettre ces soft skills dans les programmes, encore faut-il s’interroger sur les caractéristiques particulières du développement de ces compétences dont le besoin est indéniable aujourd’hui, comme il l’a toujours été.

Pour mieux se confronter aux hard jobsd’aujourd’hui, les soft skills sont, tout autant qu’hier, indispensables ; elles le sont pareillement pour devenir citoyen, parent(e) un(e) ou deux (e), partenaire d’une structure affectivo-partenariale ou membre d’une association. Mais pour acquérir ces compétences particulières, quelques conditions doivent être réunies et c’est bien sur celles-ci qu’il faudrait travailler.

Pour développer ce genre de compétences, il faut déjà en ressentir le besoin et celui-ci vient le plus souvent avec l’expérience. Les écoles n’ont jamais été très efficaces à « enseigner » ces compétences à des étudiants sans expérience professionnelle, à des étudiants qui n’avaient jamais pris conscience de la difficulté de travailler avec d’autres, qui n’avaient pas approché la réalité politique d’une organisation, qui ne s’étaient jamais posé la question de leur responsabilité vis-à-vis d’eux-mêmes. On n’acquiert jamais autant ces compétences que quand la dure vie des organisations vous en a fait connaître le besoin.

En plus de l’expérience, il faut un minimum de volonté, même à l’époque du TSP (Tout Sans Peine). Les conseillers conjugaux le savent : quand les couples viennent chercher conseil, il ne leur suffit pas de vivre un bon moment d’échange pour réparer les pots cassés, encore faut-il, de la part des deux partenaires, une décision de changer de comportements, de modifier un mode de vie. Il ne suffit pas de décider de changer pour le faire, mais il est difficile de changer sans l’avoir décidé. Décider requiert par exemple de ne pas attribuer aux autres la responsabilité de développer les compétences.

Le troisième ingrédient pour développer les soft skills concerne les organisations ; il n’est rien de mieux pour les apprendre que de disposer dans les entreprises de systèmes qui les mesurent, les prennent en compte, les évaluent et les récompensent. Le meilleur moyen de travailler sur sa capacité à appréhender le monde, les autres et soi-même, c’est quand les instruments de gestion de carrière y font référence et, sans doute de manière plus efficace, quand la pratique du management à tous les niveaux depuis le haut, mettent un peu d’exemplarité à cet égard.

Une fois réunies ces conditions, il ne reste plus qu’à faire confiance à tous les spécialistes auto-proclamés des soft-skills en n’oubliant jamais cinq petits conseils :

  • Les soft skills ne sont pas une affaire de bons sentiments, ressortissant à cette vision anthropologique naïve et irréaliste
  • Les soft skills sont aussi une question d’éducation et de maturité psychologique
  • Les soft skills ne peuvent pallier la motivation, l’engagement, la conscience professionnelle, voire la politesse
  • Les soft skills ont en commun avec les vertus qu’elles exigent du travail et de l’effort pour se développer
  • Les soft skills ne sont utiles aux personnes et à l’entreprise que si elles ne servent pas seulement de prétexte à un management incompétent

[1]Graeber, D. Bullshits jobs. Les liens qui libèrent, 2018.