Chapitre I / Les trois vents contraires de la fonction RH

De la chemise arrachée du DRH d’Air France à la tragédie de France Telecom, la fonction RH ne joue pas les jeunes premières dans le scénario corporate de ce début de siècle. Pourtant, la DRH se situe bien au cœur de la transformation humaine de l’entreprise, elle-même positionnée au carrefour des aspirations sociales, économiques et environnementales des citoyens. Qu’est-ce qui empêche vraiment la fonction RH de prendre toute sa mesure dans ce contexte ?

Dans la première partie de ce manifeste, nous identifions les trois vents contraires qui soufflent à la proue du navire RH… mais qui pourraient bien gonfler ses voiles si la bonne allure était adoptée.

Du RH bashing à la déconnexion RH

Le premier vent contraire, c’est l’image que la RH se traîne aujourd’hui et la part de vérité que recèle cette perception négative. D’une certaine manière, la RH porte tous les maux de la société – que l’on prenne ce dernier terme au sens de l’entreprise ou au sens plus large de l’ensemble des acteurs sociaux.

Pour certains, la fonction RH est le bras armé de la direction, dont elle exécute les basses œuvres. Pour d’autres, elle s’occupe à manier les chiffres, les yeux braqués sur ses indicateurs, alors qu’elle devrait se concentrer sur l’humain. Le DRH devrait d’abord être un Homme de l’être avant un Homme du chiffre. L’écosystème médiatique (cinéma, musique, TV, presse, réseaux sociaux) enfile régulièrement les poncifs sur un métier autrement plus complexe et divers que l’image grossière, schématique, partielle et subjective qu’on nous en projette.

S’agit-il d’épiphénomènes d’image ou des symptômes d’un désamour plus profond ? Les critiques souvent lancinantes au sein des entreprises semblent nourrir un mouvement plus large de remise en cause. La fonction RH est perçue par les salariés comme insuffisamment proche, incapable de les entendre, moins encore de les écouter. Selon une étude de 2017[1], les deux premiers termes qui viennent à l’esprit des salariés au sujet de leur service RH sont les mots « absent » et « inexistant »… Le manque de prise en compte du facteur humain est le principal reproche adressé par les salariés à leur DRH (c’est l’avis de 56% des salariés selon la radioscopie des DRH de l’Observatoire CEGOS).

Et la fameuse appartenance au Codir n’a rien arrangé. La DRH s’éloigne de ses clients internes sans véritablement jouer sur les décisions stratégiques. Les autres directions de l’entreprise – commerciale, financière, marketing – prennent souvent la parole sur les sujets RH (avec l’illusion de la connaissance intuitive des RH) sans que la fonction RH, elle, ne la prenne sur leurs sujets. Qu’on le veuille ou non, la DRH d’aujourd’hui est avant tout technico-juridique ; elle est dans la gestion et dans l’exécution.

La fonction RH est par ailleurs averse au risque. C’est normal, c’est ce qu’on lui a demandé pendant 40 ans : être la gardienne des règles, du droit et des valeurs. Ce passif explique qu’elle ne soit pas, aujourd’hui, à l’initiative. Elle ne manque pas de courage, certes, pour absorber les chocs sociaux, juridiques, organisationnels, technologiques impulsés par d’autres, mais elle souffre d’un total déficit d’audace : elle ne se saisit presque jamais d’un chantier nouveau en accord avec sa mission… à moins d’y être amenée par une contrainte juridique ou une demande explicite interne.

En somme, la DRH est en voie de déconnexion avancée avec son marché, avec la société et avec elle-même.

La guerre des talents, le retour !

Deuxième vent contraire : le contexte français de l’emploi et du marché des compétences. Le problème est connu et tient en une question : comment peut-on connaître dans un même pays, le nôtre, « en même temps » un chômage de masse et une pénurie majeure de talents ? Comment, dans un pays où le taux de chômage dépasse toujours les 9%, les entreprises peuvent-elles être si nombreuses (44% d’entre elles selon Pôle emploi) à rencontrer des difficultés de recrutement ?

Évidemment, si vous recherchez des profils à hauts niveaux de qualification – des ingénieurs, des développeurs, des chefs de projets informatiques, des commerciaux – la concurrence est rude pour trouver la perle rare. Mais c’est aussi le cas si vous recherchez des aides à domicile ou des aides ménagères ! Les métiers en tension sont nombreux et divers : agents d'entretien, cuisiniers, secrétaires, conducteursroutiers, plombiers, soudeurs, serveurs de cafés restaurants, etc[2]. Par ailleurs, les difficultés de recrutement touchent toutes les entreprises, tous les territoires et tous les secteurs.

Loin de moi l’intention de mettre ce problème macroéconomique exclusivement sur le dos des DRH des entreprises françaises. Le manque de main-d’œuvre qualifiée, les lacunes du système national de formation professionnelle, la rapidité des mutations économiques et technologiques, les évolutions démographiques et bien d’autres facteurs expliquent pour une large part ce fonctionnement paradoxal de notre marché de l’emploi.

Pourtant, il existe bien une spécificité française dans le rapport au travail. Les Français plébiscitent le travail, tout en souhaitant qu’il occupe moins de place dans leur vie. Ils font partie des salariés européens les plus désengagés de leur entreprise. Cette contradiction est connue et a été analysée par le passé. Parmi les responsables présumés, la mauvaise qualité des relations sociales et du management a souvent été désignée. Plus récemment, un rapport très documenté de France Stratégie a abordé l’influence des pratiques RH et des déficiences de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences sur les difficultés de recrutement des entreprises.

Or, dans la guerre des talents, les efforts des entreprises semblent se porter essentiellement sur l’attractivité proprement dite : il s’agit de sourcer des candidats et de recruter vite.Le service après-vente du recrutement n’est pas envisagé. Résultat : le turnover moyen en France se situe à 16%, soit près du doublede ce qu’il était il y a 20 ans.

Il s’agit bien là d’un problème de pratiques employeur, RH et managériales.

Selon une étude de la Dares conduite auprès de 50 000 établissements français, 36,1 % des CDI sont rompus avant leur premier anniversaire ! Soit plus du tiers des CDI. Imaginez une activité RH comme le développement des compétences où la moitié des formations serait des « échecs »…

Plutôt que d’administrer un flux des talents en entrée et en sortie, ce qui représente un coût, social et économique, très élevé pour l’entreprise, n’est-il pas temps de se préoccuper du « stock » de talents, dont une partie importante déserte et l’autre est sous-employée ? C’est à cela que devrait servir, avant toute chose, le déploiement d’une bonne marque employeur !

Arrêtons ce tonneau des Danaïdes de la RH !

Le recrutement est bel et bien un sujet de fidélisation. La fonction RH est cependant loin d’être armée pour affronter ce 2ème vent qui lui fait face, celui de la guerre des talents.

La guerre de l’attention, une nouvelle donne

Avoir une chance de remporter cette bataille implique de prendre conscience qu’elle ne peut se gagner avec les armes du passé… Tout simplement parce que les combats ont changé. Quels sont-ils, ces combats ? Il y a celui de l’attractivité de l’entreprise vis-à-vis des candidats ; celui de la fidélisation des collaborateurs ; et enfin celui de l’engagement de ces mêmes collaborateurs.

Or, sur chacun de ces trois fronts, on retrouve un même enjeu, celui de l’attention. Il s’agit en effet de susciter l’intérêt des candidats détenant les compétences recherchées, de maintenir celui des collaborateurs sur le long terme, et de susciter leur attention au quotidien pour leur donner envie de s’investir.

Le problème est qu’il ne suffit pas de vouloir capter l’attention de ses cibles RH pour y parvenir tant elles sont sollicitées par ailleurs. C’est là le troisième vent contraire que la DRH affronte. Avant d’être un candidat ou un collaborateur, toute personne est d’abord un consommateur dont les marques et les médias s’efforcent de capter le « temps de cerveau disponible ».

Le monde s’est transformé. La fonction RH doit prendre en compte ce changement de paradigme de l’échange si elle souhaite encore remplir sa mission.

Nous avons tous désormais accès à une quantité d’informations pertinentes bien supérieure aux capacités attentionnelles dont nous disposons pour en prendre connaissance. Il convient donc de mettre au premier plan une nouvelle rareté et sans doute une nouvelle source de valeur : l’attention[3].

C’est parce que notre attention est devenue un bien rare et précieux que dans la Silicon Valley ou ailleurs, des équipes réfléchissent en permanence à la meilleure manière de la susciter, de la détourner, de la solliciter, de l’exploiter.

Il ne s’agit pas, dans le domaine des ressources humaines, de capter cette disponibilité cérébrale et souvent émotionnelle : le service RH n’est pas une régie publicitaire. Il est néanmoins indispensable d’appréhender cette nouvelle donne, pour intéresser son audience, pour en être entendu et pour construire avec elle une relation sur le long terme.

Problème d’image, problème de fidélisation, problème d’attention : ces trois défis dessinent en creux la feuille de route de la fonction RH pour l’avenir. Comment repositionner la RH dans l’organisation pour affronter l’avenir ? Comment l’aider à jouer pleinement son rôle de bras armé de l’entreprise dans la guerre des talents ? Comment l’outiller pour qu’elle soit à même d’attirer et retenir l’attention de ses cibles ?

Dans une deuxième partie, nous ferons le « bilan de compétences » de la fonction RH : comment, en faisant l’inventaire de ce qu’elle sait faire, la RH peut-elle penser son avenir et sa transformation ? Notre troisième et dernier chapitre, enfin, sera consacré au plan d’action issu de ce bilan : comment la RH peut-elle se donner les moyens de ses nouvelles ambitions ?


[1 ]Étude conduite en décembre 2017 par OurCompany auprès de 370 personnes.

[2] Voir ici les 100 métiers en tension (2019)

[3] Voir sur ce sujet l’ouvrage collectif sous la direction de Yves Citton : "L’économie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme"

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