Aujourd’hui c’est un compliment d’être « influenceur ». La première page des magazines présente les femmes et les hommes les plus influents ; chacun se prévaut de sa capacité d’influence à l’aune du nombre de suiveurs sur les réseaux sociaux. Plus on est influent, plus on est important ; plus on parvient à agir sur les autres, plus on est admiré, au point que dans la dénomination des modèles de rôles, l’influenceur semble remplacer le décideur. Dans le domaine des idées et de la mode, il faut influencer et la qualité de la personne et des idées proférées semble se mesurer aujourd’hui au nombre de personnes qui relaient : vox populi vox dei, comme disait le proverbe.

Cette valorisation de l’influence ne manque pas d’interroger. L’époque n’est pas loin quand les parents s’émouvaient, se désolaient d’avoir des enfants « influençables » dans la cour de l’école. Etre influençable était un défaut inquiétant pour un parent 1 signifiant par ce qualificatif que son enfant imitait ceux qu’il aurait préféré de ne pas le voir imiter. Etre influençable était alors un signe de faiblesse.

Cette différence traduit-elle une évolution dans les mentalités ou nous trouvons-nous plutôt dans cette situation curieuse où c’est une qualité d’influencer mais un défaut de l’être, selon ces paradoxes courants dans lesquels la faiblesse anthropologique nous conduit souvent. Laissons aux spécialistes le soin d’expliciter les paradoxes de l’anthropologie contemporaine, et interrogeons-nous plutôt sur la positivité nouvelle de l’influence et sur la valorisation des influenceurs. Pour ce faire il faut reconnaître la banalité de ce processus social, les raisons possibles de sa valorisation actuelle, les risques conséquents et quelques pistes difficiles pour les éviter.

La banalité de l’influence

L’influence est un phénomène banal. La personne est un être social, même si les canons de la psychologie ce dernier siècle ont plutôt mis en valeur le moi, les caractéristiques individuelles, même si l’individu et la singularité sont souvent les unités de base de nos sociétés, même si la satisfaction de la personne a plutôt été considérée comme la fin et le moyen d’une société heureuse, du bien commun en quelque sorte. Pourtant, l’être humain appartient à ces espèces qui n’auraient survécu si l’autre ne s’était occupé de lui ; il s’est très tôt organisé en tribus, groupes, nations ou communautés diverses dans, avec, pour, contre (parfois) lesquelles il vit et qui contribuent à orienter ses modes de vie et ses représentations.

L’individu est en relation et il se produit quelque chose dans cette relation : l’individu ne se comporterait pas de la même manière sans la confrontation et le contact avec l’autre ; toutes les relations sont donc d’influence. Il suffit d’observer les mécanismes souvent non-conscients de mimétisme. Il suffit également de regarder de loin la salle des pas perdus d’une gare très fréquentée ; une multitude d’individus pressés au regard figé devant eux avancent sans se heurter en ajustant leur trajectoire en fonction du mouvement des autres, tout cela dans une sorte de ballet incessant, selon un réseau d’influences réciproques. Que dire également de l’éducation : quand les enfants deviennent adultes, les parents observent leur manière de penser, d’agir et de réagir en retrouvant leur influence, en regrettant d’ailleurs de ne pas avoir influencé sur ce qu’ils auraient voulu. L’influence survient donc sans forcément la volonté d’influencer l’autre. Crozier a bien développé l’idée que toute relation était pouvoir, que le pouvoir était relation (le pouvoir étant une forme particulière d’influence).

Mais il n’y a d’influence que s’il y a des personnes influencées et on se laisse influencer parce que l’on y trouve un intérêt ; l’enfant dans la cour d’école a généralement quelque intérêt à se laisser influencer par son camarade comme les premiers humains par le serpent au paradis terrestre. Il faut donc être deux pour avoir de l’influence et les influenceurs ne sont pas que des gens extraordinaires ou du moins, le sont-ils dans leur capacité volontaire ou non, à avoir rencontré les besoins des autres.

Le succès de l’influence aujourd’hui

La valorisation des influenceurs aujourd’hui peut s’expliquer par les nouvelles formes et moyens d’influence qui se sont répandus ainsi qu’à l’importance inconnue jusque là du phénomène. En quelques heures une vidéo peut être vue par des milliers de gens, une information peut se répandre sur les réseaux sociaux. Pour le bon utilisateur de ces outils, il peut en quelques clicks diffuser de manière « virale » une information, une émotion. Le phénomène n’est pas nouveau, on a de très beaux travaux sur la rumeur depuis longtemps mais les outils actuels de communication permettent d’amplifier le phénomène très rapidement. Evidemment les pratiques sociales sont toujours en retard sur l’émergence de nouveaux possibles et cela lui prendra un peu de temps de s’approprier l’outil et d’en limiter les effets pervers.

Une autre cause de l’importance nouvelle de l’influence se situe également dans l’évolution de nos organisations. Diriger (un orchestre ou une équipe) c’est toujours tenter d’influencer les comportements pour que le travail ensemble produise de la performance. Dans les hiérarchies traditionnelles avec l’autorité qui leur est associée, il n’est pas nécessaire de se préoccuper d’influence, il suffit que chacun fasse son travail à tout niveau d’autorité ou de responsabilité dans l’organisation. Dans des organisations où la transversalité a pris de l’importance, dans des modes projet où se rassemblent plus ou moins informellement des compétences nécessaires et complémentaires, dans des équipes variables au périmètre changeant, le statut et la position hiérarchique ne suffisent plus et on en revient à la question première de l’influence du comportement des autres. Le succès de la notion de leadership traduit bien ce phénomène en donnant de l’importance aux dimensions mystérieuses de l’inspiration ou du charisme.

Une dernière raison peut être avancée pour justifier le succès de l’influence, c’est tout simplement le besoin d’être influencé. Quand l’économie et le monde en général deviennent moins lisibles et plus complexes c’est la voie royale pour tous ceux qui peuvent satisfaire le besoin insatiable de comprendre. Les pourvoyeurs de simplismes, les porteurs de révélations multiples, les « dévoileurs » de scandales, turpitudes et autres complots trouvent un terrain rêvé pour leur influence.

Les risques de l’influence

La valorisation de l’influenceur comporte des risques certains. Le premier est évidemment de donner de l’importance aux manipulateurs, à ceux qui utilisent ces mécanismes de l’influence à leur propre profit et au détriment d’autres ; on sait que les rumeurs ne sont pas toujours volontaires mais qu’elles peuvent souvent l’être et les influenceurs peuvent facilement être des manipulateurs. Ce n’est pas l’influence qui est manipulation, car il n’est que des manipulateurs et la généralisation des réseaux nous montre chaque jour combien les manipulateurs s’en servent habilement.

Influencer ne veut pas dire que l’on a raison, la vérité d’une information ne se mesure pas au nombre de followers sur un compte Twitter, ni à l’audimat ; il suffit de s’intéresser à l’histoire pour se rappeler que les vérités des bien-pensants d’aujourd’hui étaient largement rejetées par les « influencés » d’hier. La description si souvent faite de la dynamique du bouc émissaire est là pour nous le rappeler et force est de constater que la révélation et l’émotion de fausses informations a toujours meilleure place que leur démenti.

Le dernier risque de l’influence est de passer pour facteur de légitimation. Quelqu’un d’influent aurait-il forcément raison, le nombre de retweets donnerait-il plus de légitimité à une idée ? Le beau parleur et excellent rhétoricien omniprésent dans les médias devrait-il être plus crédible que le moins beau-disant ? Le leader charismatique est-il forcément un excellent leader ? Le communiquant performant pourrait-il pallier le manque de fond d’une politique ? Les influenceurs de notre temps dans la société et dans l’entreprise veulent-ils forcément le « bon » comme on disait dans l’Antiquité ? Là encore l’histoire devrait nous inciter à plus de prudence.

Manager l’influence

On peut au moins développer trois points d’attention vis-à-vis de cette valorisation de l’influence.

Le premier concerne la vertu, donc la personne. Les connaissances, l’esprit critique, la raison, la réflexion aident à bâtir un garde-fou aux risques de l’influence ; concrètement, ne pas lire seulement ce que les algorithmes des réseaux sociaux nous donnent à approcher, être prudent et diversifié dans le suivi des influenceurs, s’interroger en permanence sur l’intérêt personnel du « twitteur à tweeter ce tweet », ne sont que des précautions hygiéniques. Autre vertu, celle de la tempérance du Gros Costaud dans la Cour d’Ecole, c’est-à-dire la retenue nécessaire à chacun pour ne pas sur-utiliser sa force, sa compétence, son éloquence, son intelligence pour dominer l’autre, à ne pas sur-utiliser ses capacités d’influence à son seul profit, au seul profit de son orgueil personnel.

Le deuxième est plus collectif – horizontal -, il concerne le partage d’un minimum de valeurs communes. On peut en citer au moins deux souvent mises à mal par les influenceurs aujourd’hui dans et hors de l’entreprise : la vérité et le partage. Le problème aujourd’hui n’est pas tellement l’existence de fake news, cela a toujours existé, mais certains discours considérant qu’elles sont presque justifiées et normales, selon le bon principe machiavélien de la fin qui justifie les moyens ; la justesse de la cause défendue excuserait les turpitudes de la communication et de l’argumentation. Quant à l’idée du partage nous faisons l’expérience aujourd’hui des difficultés du débat : il ne suffit pas de débattre, encore faut-il partager un minium de valeurs pour le faire, écouter l’autre, admettre sa différence, respecter sa position.

Le troisième concerne les organisations : il est plus vertical. Il concerne le lien opéré par un projet commun auquel on participe, l’idée selon laquelle il existe quelque chose au-delà de nous, un projet, une vision, une nécessaire contribution au bien commun. Plus on partage ce projet, ce bien commun local en quelque sorte, moins on donne prise aux risques de l’influence.