Le généticien et humaniste Albert Jacquart n’avait de cesse de dénoncer la perversité de la logique de compétition qui empêche l’Homme d’être Homme. Évoquant l’organisation élitiste des études en médecine qui pousse les étudiants à se replier sur eux-mêmes, à dissimuler de l’information, voire à diffuser des rumeurs ou à se voler des documents, il déclarait : « Il y a quelque chose de pourri que de préparer de futurs médecins en leur donnant une mentalité de mercenaires ». Dans l’école comme dans l’entreprise, on pense bien faire en organisant la compétition. On se dit que chacun va se surpasser et qu’au bout du compte, les « meilleurs » réussiront… La vérité est qu’en voyant l’autre comme un adversaire plutôt qu’une source de stimulation et d’enrichissement mutuel, on se prive d’un effet de synergie et d’épanouissement des personnes. Comment comprendre et dépasser ce travers culturel de la mise en compétition ?

Parce que les élèves ou étudiants d’aujourd’hui seront les managers de demain, il est nécessaire de s’interroger sur notre système éducatif. Force est de constater qu’il a tendance à survaloriser la compétition et la réussite individuelle. Pour quels résultats ? Les enquêtes comparées au niveau des pays de l’OCDE montrent que l’Éducation nationale française fait tout à la fois partie des moins performantes et des plus stressantes ! Dans Chagrin d’école, le célèbre romancier Daniel Pennac (à la scolarité tourmentée !), décrit une école qui met sur un piédestal des élèves qui de toute façon auraient réussi sans elle, et délaisse au contraire ceux qui auraient le plus besoin d’aide.

Le professeur des écoles de l’un de mes enfants m’avait marqué par la minutie avec laquelle il organisait la compétition entre les élèves. Chaque jour, les cinq premiers qui terminaient un exercice juste bénéficiaient d’une gommette collée en face de leur nom. Au bout de dix gommettes, l’élève évoluait d’un statut, passant de l’image du piéton, à celle de la trottinette, du vélo, de la moto, de l’avion et, pour finir, de la fusée. L’affichage des résultats aux yeux de tous montraient des différences abyssales. Certains élèves cumulaient des gommettes et des statuts, tandis que d’autres faisaient du sur-place. Je me souviens aussi de l’émotion récurrente de mon enfant lors des dîners familiaux, émotion oscillant entre la joie et l’amertume selon l’obtention ou pas d’une gommette. Mais quasiment impossible de discuter des thématiques abordées en histoire-géo, français et autres matières. Toute son énergie était accaparée par le système de récompense ! Système qui a fini par générer des tensions entre les enfants… Et oui, quand un esprit de compétition domine, être meilleur que les autres devient une fin en soi.

En réalité, dans l’école comme dans l’entreprise, l’obsession de « la gagne » empêche toute coopération – et donc réussite collective –, mais elle empêche aussi la vraie réussite individuelle, celle qui fait grandir chaque personne. Inquiétant de voir la persistance du modèle élitiste dans des écoles réputées d’excellence. Dans son ouvrage au titre évocateur J’ai fait HEC et je m’en excuse, Florence Noiville dénonçait déjà en 2009 la tendance des grandes écoles de management à cultiver l’égo des étudiants : « HEC n’apprend pas l’humilité. (…) l’argent et les bonus incroyables (…) ont renforcé leur impression de toute puissance ». Dans un système élitiste, la force, la pugnacité, voire une certaine dose de cynisme, deviennent des qualités incontournables. Et ce sont ces qualités qui mènent progressivement les meilleurs étudiants aux fonctions de managers ou de dirigeants.

Une question de fond se pose. Avons-nous besoin d’individus focalisés sur leurs notes, puis sur leur CV, puis sur leur image, habitués à se battre au détriment des autres pour faire partie des « meilleurs » ? Ou bien avons-nous besoin de personnes ouvertes, curieuses, bienveillantes, tournées vers les autres, dotées de formes d’intelligence à la fois rationnelles, relationnelles, intuitives et spirituelles ?

Pour gérer des situations de plus en plus complexes et incertaines, l’entreprise a intérêt à produire de l’intelligence collective en favorisant les interactions humaines. Ce qui suppose de s’affranchir, dès la scolarité, de l’idéologie de la compétition et du paraître, idéologie qui heurte de plein fouet la quête de sens à laquelle les personnes – et tout particulièrement les jeunes – sont de plus en plus sensibles. À l’Université de Harvard, il fût un temps où la grande majorité des étudiants mettaient tout en œuvre pour occuper des postes comme banquiers ou traders. Aujourd’hui, près d’un tiers d’entre eux expriment ouvertement le souhait de mettre leur énergie et leur intelligence au service d’activités utiles à la société. Travailler avec les autres au service des autres, voilà une perspective qui fait sens. N’est-il pas temps de mettre élèves, étudiants, employés et managers en situation d’apprentissage collectif, avec cette idée que chacun a du talent, chacun peut donner aux autres, chacun peut recevoir des autres ? C’est la qualité et l’efficacité des relations de travail qui est en jeu, et plus encore l’harmonie de notre vie en société.

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