Article co-écrit avec Patrick Bouvard

« Tous les hommes désirent naturellement savoir », déclarait Aristote dans l'introduction de sa Métaphysique. C'était il y a quelques siècles, et s'adressait en fait à un petit nombre de disciples. Reste que l'affirmation n'a rien perdu de sa portée universelle. Pourtant, l'histoire nous apprend que la connaissance et la culture ont toujours été le fait d'une minorité, du moins jusqu'à une période récente ; par l'exigence du contenu, sans doute, mais d'abord et surtout par les multiples difficultés d'accès, spatiales et temporelles, mais aussi sociales et politiques, idéologiques.

Information, connaissance, communication : un enjeu réel

Le contrôle de l'information et de la communication est un enjeu fondamental pour toute société, et les hommes ont compris cela depuis des millénaires : l'art de la guerre et de la paix repose sur un tel contrôle ; les pratiques commerciales et les échanges s'appuient sur lui ; l'éducation et tout processus d'acculturation le supposent ; la chose publique l'exige.

Les entreprises n’ont pas échappé à cette exigence, ni à cette intention – sous les promesses d’une économie dite « du savoir » – d’identifier, transcrire et garder par devers-elles l’ensemble des savoirs qui constituaient leur caractère différenciant, tel un trésor initiatique garantissant leur développement et le renouvellement des compétences de leurs salariés : une sorte de grande bibliothèque d’Alexandrie professionnelle.

Puissance de l’informatique aidant, nombre d’entreprises ont ainsi tenté pendant des années – sous la dénomination de “Knowledge Management” – d’enregistrer l’ensemble de leur mémoire, des savoirs et des connaissances spécifiques, dans de gigantesques bases de données, judicieusement exploitables par les nouvelles recrues… et par les générations suivantes de collaborateurs chanceux.

Quand le Knowledge management s’est transformé… en usine à gaz !

L'âge d'or de cette démarche – pour ceux qui s’en souviennent, parce qu’ils étaient dans le feu de l’action il y a 15 à 20 ans – a donné lieu à de grands projets très ambitieux. A part pour quelques rares grandes entreprises œuvrant dans des domaines très techniques, l’aventure s’est le plus souvent achevée… faute de combattants ! En effet, non seulement les dispositifs informatiques étaient complexes pour l’époque, mais surtout la démarche dans son ensemble exigeait de nombreux contributeurs, animateurs et ambassadeurs pour être dûment déployée et atteindre sa vitesse de croisière.

Il fallait mettre sur pied un plan d'accompagnement avec au moins un grand responsable afin de porter continument le projet, car il était impossible d'avoir un système qui ait du sens et soit utilisé s'il n'était pas à la fois alimenté mais surtout mis à jour de façon transversale et quotidienne par les acteurs clés du terrain… pour devenir utilisables par tous et chacun. Ces responsables, pourtant convaincus eux-mêmes, devaient batailler chaque jour avec les managers, et les encourager à sensibiliser leurs équipes à cet outil et à ses avantages. La théorie était belle ; la pratique était extrêmement laborieuse. Trop laborieuse et énergivore pour que le retour sur investissement réponde aux espérances initiales ! Et peu à peu le tout tombait en déshérence, sous l’assaut et le rythme d’évolution du business.

Autre temps, autres mœurs

Il faut comprendre en effet que ces projets se sont déroulés à une période ou l’obsolescence des connaissances et des savoirs étaient souvent de plus de deux ans… là où elles sont désormais, notamment dans les secteurs sensibles, de quelques mois. Aujourd’hui, ce genre de projet semble bien illusoire, même si l’idée reste intellectuellement séduisante. Le temps où l’on pouvait paraphraser un célèbre proverbe africain, attestant que « quand un salarié part, c’est une bibliothèque qui s’en va », est bel et bien révolu : désormais quand un salarié part, on ne cherche plus à capter son savoir mais on le réinvente en repartant souvent de zéro, ou du moins sur de nouvelles bases, pour lors inédites, sous le coup d’évolutions trop rapides. C’est tout juste si certaines entreprises maintiennent encore une période de recoupement avec le remplaçant, lequel n’a d’ailleurs bien souvent aucune envie de reprendre les méthodes de travail de son prédécesseur, jugées comme dépassées.

À vin nouveau, outres neuves !

Alors s’il ne reste plus de connaissances assez stables pour se donner la peine de les récolter, les traiter et les diffuser, comment peut-on faire face aux défis de compétitivité et d’adaptabilité ?

La réponse actuelle est plutôt de recruter des candidats avec le bon diplôme, la bonne formation et la bonne expérience, mais surtout avec les soft skills que l’on croit indispensables pour l’entreprise et pour le rôle demandé. Ces soft skills doivent en effet permettre – du moins l’espère-t-on ! – de s’adapter assez rapidement au nouveau poste et à ses contraintes techniques, en vertu de l’adage qu’il vaut mieux une tête bien faite qu’une tête bien pleine, et que les maîtres mots d’adaptabilité, de flexibilité et d’agilité sont le sésame de la croissance. Ces nouveaux “acteurs” sont plus motivés par le fait de marquer leur différence et de pouvoir évoluer vers un autre poste rapidement, que de s’inscrire dans la culture des connaissances acquises et éprouvées par les “anciens”. L’entreprise elle-même, en dehors de certains secteurs précis, cherche désormais moins de connaissances et compétences “dures”, répondant à 100% d’un “poste”, qu’un bagage suffisant pour démarrer et des soft skills avérés pour prendre toute la dimension de leur rôle, sans devoir y être cantonné des années durant.

La mobilité des compétences… jusqu’où ?

Dans la meilleure des hypothèses, les compétences recherchées par les entreprises dépendent moins des connaissances amassées dans des serveurs et des bases de données… que de la manière de mobiliser des ressources en temps réel auprès de ses collègues. Et il y a quelque chose de vrai là-dedans ! Il suffit pour s’en rendre compte de se rappeler des échecs successifs du E-Learning, puis des MOOCS, dont 5% des inscrits seulement vont au bout de la démarche de formation ! En revanche les périodes d’apprentissage avec recoupement significatif de pratique entre la personne qui avait l’expérience et le candidat en cours d’intégration – le mentoring ou reverse mentoring – apportent bien plus de résultats concrets ; mais elles sont difficiles à déployer de façon systématique en raison de leur coût.

Dans la pire des hypothèses, les compétences recherchées tiennent à la capacité d’alignement et d’influence, de conformités aux modes managériales ambiantes, aux dépens des savoir-faire qui assurent tout de même… la satisfaction du client !

Une problématique de fond qui demeure

Nul doute que le Knowledge Management version usine à gaz n’est plus d’actualité. Mais imagine-t-on pour autant que tout management des connaissances ne soit plus un enjeu stratégique pour une entreprise du XXième siècle ?

Tags: Collaboration & coopération Innovations