Dans l’organisation bureaucratique, la recherche de conformité par rapport à une norme structure l’activité. À la source des modes de fonctionnement, très souvent, une volonté de cohérence forte, qui peut sembler légitime. Face à une même situation, il s’agit de veiller à ce que tout acteur apporte une réponse identique, en se protégeant des risques de réponses individualisées et non cohérentes entre elles. Nous retrouvons ici la fameuse dichotomie taylorienne entre décideurs et exécutants, les premiers définissant précisément la norme qui devra être mise en œuvre par les seconds. Cette norme est alors utilisée à la fois pour prescrire l’activité, mais aussi pour l’outiller et enfin pour contrôler sa mise en œuvre effective. Les procédures standardisées ainsi définies par le haut de l’organisation permettent d’éviter l’arbitraire des petits chefs. Elles garantissent que l’activité est régulée et elles assurent une remontée de l’information indispensable pour diriger l’entreprise.

Dans certains cas, la standardisation d’un mode de fonctionnement a un motif légitime. Mais sa raison d’être, son pourquoi, peut se perdre aussitôt. Conséquence : même quand le « comment » n’est pas adapté à la situation dans laquelle il est déployé, il est néanmoins mis en œuvre, en contradiction avec le « pourquoi » initial.

« Le signe le plus avéré de la décadence d’une société est la prolifération des lois. » écrivait Montesquieu il y a presque trois siècles. L’inadéquation des fonctionnements bureaucratiques aux enjeux auxquels sont confrontées les entreprises aujourd’hui donne à cette affirmation une actualité plus forte que jamais.

Transformer la structure

Il s’agit moins ici de décrire l’organisation idéale que de comprendre comment l’entreprise peut être débureaucratisée et organisée pour libérer tout le potentiel qu’elle recèle. Plusieurs caractéristiques se dégagent des entités qui ont réussi cette transformation. La structure mise en place est tout d’abord entièrement orientée vers le monde extérieur, son environnement, ses clients comme les acteurs de son écosystème. Par ailleurs, elle est simple et lisible par tous, en interne comme en externe. Chaque grande responsabilité sur un des enjeux majeurs auxquels l’entreprise doit faire face est assurée par une entité opérationnelle qui dispose d’une autonomie forte. Les articulations entre ces entités ont été pensées par les équipes. Enfin, le champ de responsabilité de chaque collaborateur, que l’entreprise parle de fonctions ou de rôles, a été posé de manière à ce que son exercice soit apprenant pour celui qui l’exerce.

En partant de ces quelques principes, toute entreprise peut mettre ainsi en place la structure qui lui permettra de libérer l’initiative et le potentiel d’innovation de ses collaborateurs, d’apporter au quotidien des réponses adaptées aux demandes auxquelles elle est confrontée et en particulier aux besoins de ses clients, et de renforcer l’engagement de tous ceux qui la composent.

L’analyse des structures dont l’entreprise a héritée et des activités qu’elles portent est souvent délicate : elles sont toujours beaucoup plus complexes que ne le laisseraient penser les documents formels que sont les organigrammes, processus qualité et descriptions de fonction. La seule voie pour appréhender ce qu’elles sont réellement est d’associer à leur conception ceux qui les font vivre au quotidien.

Ce travail d’analyse détaillée des activités a été réalisé récemment pour un site industriel qui allait supprimer 20% de ses effectifs. Malgré cette donnée, l’exercice a été mené avec une participation effective de la très grande majorité des collaborateurs. Cela n’a été possible que parce que quatre conditions étaient réunies : tous étaient conscients du risque de disparition du site ; la direction avait dès le départ été transparente sur les suites qui seraient données à cet exercice ; elle avait pris des engagements sur les mesures sociales qui seraient mises en œuvre ; des investissements significatifs allaient être réalisés en parallèle pour concourir à l’avenir du site. Pour autant et fort heureusement, ce type d’exercice peut bien sûr être réalisé dans d’autres circonstances, lorsque la situation économique de l’entreprise à court terme ne le lui impose pas.

La démarche de formalisation de l’organisation cible, à partir des caractéristiques développées plus haut, ne peut se faire qu’avec les intéressés, en écoutant et en respectant ce qu’ils expriment et préconisent. Une fois de plus, ce sont eux qui connaissent la réalité du travail que l’entreprise doit réaliser.

Elle doit être menée avec une double approche, macro et micro. L’approche macro consiste à poser la structure d’ensemble. Cette opération de reengineering de l’organisation, même si le terme n’est plus en vogue et reste associé dans l’esprit de beaucoup à des baisses d’effectifs, doit être centrée sur la relation de l’entreprise à son environnement. Un projet de ce type a été mené par la Banque des États d’Afrique Centrale, qui est à cette zone de six pays ce que la Banque Centrale Européenne est à l’Union Européenne. C’est en partant des missions que cette institution doit assurer qu’il a été possible de formaliser une structure d’ensemble qui soit à la fois cohérente et efficace.

L’approche micro concerne quant à elle les entités de base et les activités qu’elles assurent. C’est une approche itérative, alternant des séquences de production de chacune des entités et un partage entre les équipes des modes de fonctionnement envisagés par chacune, qui a permis à un équipementier automobile de mettre en place des équipes autonomes.

Alléger les processus et normes

Transformer la structure en la simplifiant et en fluidifiant n’est pas suffisant. Plus que de sa structure lourde et rigide, l’entreprise bureaucratique souffre de l’abondance de normes et de processus.

Clarifions d’emblée un point : il n’est pas question ici de supprimer ou même d’alléger les éléments du cadre imposé à l’entreprise par la réglementation du secteur, ni les impératifs liés à la nature de son activité (sécurité, risques, etc.). Elle se doit de respecter ces obligations.

Pour autant, au sein d’un même secteur soumis à ces mêmes contraintes, certaines entreprises se sont bureaucratisées beaucoup plus que d’autres. Et il est possible d’alléger considérablement le corpus de processus et normes tout en restant à ce cadre lié à la réglementation et à la nature de l’activité. Le chantier de simplification réalisé par une entreprise du secteur chimique (produits à base de chlore et de brome, excusez du peu) a ainsi conduit à renforcer les règles de sécurité.

Mais ces contraintes ne représentent pas la totalité de cette gangue qui pèse sur l’entreprise. Une des principales mutuelles françaises a ainsi fait réaliser un état des lieux de ses modes de fonctionnement, visant notamment à bien faire le distinguo entre ses contraintes liées à la réglementation et à la gestion du risque d’une part, tous les autres processus et normes d’autre part. À l’issue de ce diagnostic, la première catégorie ne représentait que 20% de l’ensemble.

Cette précaution prise, comment débureaucratiser une organisation ? Comme dans de nombreux chantiers de transformation, il s’agit d’adresser deux dimensions, l’une de nature organisationnelle, l’autre de nature culturelle.

Traitons tout d’abord la dimension organisationnelle. Une procédure ou une norme constitue par nature un « comment », établi et généralisé par l’entreprise. Supprimer ce « comment » suppose qu’une alternative soit possible. Il ne s’agit alors pas d’imposer un autre « comment ». Mais de mettre chaque individu en position de définir son « comment » en situation, de manière à ce que cette réponse soit pertinente. Pour que la démarche soit effective, deux conditions doivent être réunies. La première est de faire monter en compétences et en esprit de responsabilité le collaborateur pour qu’il sache se poser les bonnes questions en situation et de lui laisser les marges de manœuvre effectives. La seconde est d’animer les collaborateurs sur les « pourquoi ». Un exemple : plutôt que de définir des formules standardisées à utiliser avec les clients, développer le sens du service du client en mettant en évidence la valeur ajoutée de ce positionnement pour l’entreprise.

Cette approche doit être couplée avec une transformation culturelle. Ce qui est désormais valorisé, ce n’est plus la fiabilité dans l’exécution, mais au contraire la capacité à construire des réponses spécifiques face à une situation donnée. Ce qui suppose de développer une logique de confiance très éloignée de la culture de contrôle encore très présente dans de nombreuses entreprises. Dans cette mutation, le management de proximité a un rôle essentiel à jouer. Par rapport à ses anciens réflexes conditionnés, il doit apprendre à lâcher prise. Il ne s’agit plus de considérer les collaborateurs comme des ressources à sa disposition pour atteindre ses objectifs, mais de se positionner en tant que manager en ressource pour ces collaborateurs.

La transformation de la culture de l’entreprise sur ce terrain-là est sans doute le chantier le plus difficile à mener. Mais sans cette mutation, les modes de fonctionnement de l’entreprise n’évolueront pas. Dans la démarche de débureaucratisation, il s’agit là d’un passage obligé.