On ne présente plus ou presque l’entreprise libérée avec ses salariés libres de décider par eux-mêmes des actions à engager sans hiérarchie apparente. Ce courant, découvert par le grand public suite au reportage le bonheur au travail, a déferlé puis c’est solidement ancré dans tout ce qui touche de prêt ou de loin les entreprises à travers les réseaux sociaux, les médias et les diverses associations. En a t-il pour autant vraiment franchi les portes? On évoquait une vague irrésistible conjuguant performance puis bonheur, à laquelle seuls des dirigeants d’un autre siècle pourraient résister. Qu’en est-il vraiment 4 ans après, alors même que ce concept a suscité un temps une forte passion et fait couler beaucoup d’encre entre convertis et contradicteurs ? Comment a-t-il évolué ? Dans un monde où désormais information et communication se mêlent, quelles croyances d’un autre type, celles issues des réseaux sociaux,ont pu se développer ? Et comme pour ces croyances limitantes que l’on trouve dans nos entreprises, ne serait-il pas urgent alors de s’en libérer ?

Ce dossier est publié en 4 étapes. Vous pourrez retrouver les deux premières dans la liste de mes précédents articles, en bas de page.

Chronique 3 : L'entreprise libérée : une erreur de diagnostic ?

Si le diagnostic est faux, il y a très eu de chance que la solution soit bonne. Ce principe s’applique également aux innovations managériales. Avec possiblement un taux de pénétration de 0.07% dans les entreprises (1) ; après 4 ans de quasi-monopole dans l’ensemble des médias possibles, conférences, associations, CCI traitant du registre innovation ; difficile de ne pas considérer l’entreprise libérée comme un échec si on la regarde comme un lancement de nouveau produit. Ceci ne remet pas en cause bien entendu son succès commercial, la force du constat qu’elle a su faire passer, ou même encore le fait qu’elle soit source d’inspiration. En effet, tout dirigeant s’intéressant aux évolutions managériales a forcément été confronté aux promesses de ce courant. Les grands médias ont par ailleurs largement relayé le succès du reportage le bonheur au travail d’ARTE (2). Malgré cela, l’entreprise libérée reste massivement à la porte des entreprises là où elle s’est indéniablement installée dans les réseaux sociaux et les médias qui s’en inspirent. Pourquoi un tel blocage alors même que ce courant bénéficie d’une couverture médiatique hors norme avec l’équivalent d’un investissement marketing jamais connu auparavant pour une introduction de nouveau produit (3) ? Des promoteurs de ce courant ont un temps accusé des dirigeants d’être bloqués à cause d’un égo surdimensionné, plus intéressés par la taille de leur bureau et leur place de parking que par l’évolution de leur entreprise. S’agissant des prospects de ces promoteurs, on ne peut qu’être surpris par cette affirmation très vite corrigée par la suite. Elle est surtout très populiste et très loin de la réalité vécue des entrepreneurs. Malgré les milliers de dirigeants directement confrontés à ce courant, l’entreprise libérée ne séduit pas, et de très loin pour leur immense majorité. On reste à ce jour sans aucune explication face à ce quasi immobilisme (4). Même le monde de la recherche semble faire parfois comme si ce constat n’existait pas.

Et si tout partait en fait d’un problème de diagnostic ?

On peut raisonnablement considérer que le sondage Gallup représente la clé de voute de l’entreprise libérée. S’appuyant sur les résultats de ce sondage, le co auteur de liberté et cie dresse un constat accablant de l’engagement dans les entreprises classiques. Il les compare aux entreprises libérées dont il en estime le taux d’engagement à 70% minimum (5) soit 11 fois le niveau actuel des entreprises françaises selon son interprétation du Gallup (6). Le potentiel d’engagement est énorme. Il justifie ainsi, et sans aucun besoin de démonstration, cette performance de niveau mondial des entreprises libérées qu’il rappelle plusieurs fois tout au long de son livre à succès. Un tel paradis de l’engagement se suffit presque à lui-même pour légitimer des changements de paradigmes dans la vision de l’entreprise, du dirigeant, en passant par la culture, l’organisation, les managers, et la nature même du management. Une telle transformation n’est pas sans risque mais le jeu en vaut la chandelle aux vues des potentiels annoncés. Or, il y a ici un contresens de taille. Le Gallup ne traite pas d’engagement mais de management (7). L’auteur s’appuie donc sur des éléments non comparables pour se prévaloir d’un écart qui ne se justifie pas en l’état. Ce constat est renforcé par le résultat de sondages spécifique à l’engagement qui donnent eux des résultats résolument inverse au Gallup.(8)

On peut aussi faire appel au bon sens que le créateur de ce courant attribue aux entreprises libérées. Quelle entreprise survivrait avec 6% de salariés engagés et 25% qui iraient jusqu’à lui nuire ? Ce taux représentant une moyenne, et partant du principe de la courbe de Gauss, nous aurions donc ainsi un nombre considérables d’entreprises françaises avec un taux encore plus dramatique. Comment imaginer qu’elles n’aient pas depuis longtemps déposé massivement leur bilan ? Le buzz n’aurait-il pas parfois des effets annihilant sur le bon sens ?

L’engagement ne pouvant être considéré comme ce potentiel de performance extraordinaire comme le propose l’entreprise libérée (sauf d’en apporter une nouvelle démonstration), ne pourrait-on penser que ce serait juste le sens critique des dirigeants qui, plus qu’un égo dit surdimensionné, aurait été un frein majeur ? Plus d’autonomie et de confiance comme prônées par ce courant ne font pas une spécificité ni encore moins une innovation managériale. L’une et l’autre sont par ailleurs plutôt bien présentes dans les PME où l’humain est assez généralement valorisé.

Le meilleur des constats n’est rien sans la pertinence du diagnostic. En l’occurrence, le diagnostic des clés de performance de l’entreprise libérée mériterait d’être revisité. Et même si son inventeur considère aujourd’hui qu’on ne libère plus une entreprise pour sa performance (9), celle-ci reste la condition de base de sa durabilité. On peut effectivement décider que c’est au dirigeant de définir son « comment » comme précisé par le co auteur de liberté et Cie. Le problème n’est–il pas justement que le comment est juste la clé nécessaire de la performance ?

Et si nous avions à travers cette fausse croyance des leviers de performance de l’entreprise libérée, le 1er frein à celle-ci ?


(1) Taux obtenu par l’hypothèse de 100 entreprises libérées en France parmi 139500 PME et 2800 ETI. Elle se base sur plusieurs constats :

a. Depuis 4 ans ce sont toujours les mêmes entreprises qui sont citées et qui se comptent sur les doigts d’une main. Parmi elles Poult a même laissé tomber ce courant.

b. Bien que le statut soit juste du domaine du déclaratif, que ce soit par l’entreprise ou bien même d’autres le faisant pour son compte, le nombre d’entreprises depuis 4 ans ayant déclaré ou été déclaré libérés ou même sur le chemin de la libération reste très à la marge. On a même attribué ce statut à des grands noms comme Michelin ou la Maif alors même que leurs dirigeants rejettent cette appellation

c. On rappelle que la définition d’une entreprise libérée donnée par Isaac Getz est la suivante : « une entreprise est libérée quand la majorité des salariés dispose de la liberté et de l’entière responsabilité d’entreprendre toute action qu’eux même estiment être la meilleure pour la vision de l’entreprise (source Anact l’entreprise libérée 09/2015) ». Qui peut vraiment se prévaloir en France en 2018 d’une telle situation dans son entreprise ?

d. On attribue au physicien danois Niels Bohr ce principe : « ce qui ne se mesure pas n’existe pas ». On rappellera qu’il n’existe aucun label entreprise libérée.

(2)Le bonheur au travail reportage sur ARTE 24 février 2015

(3) Il suffit d’imaginer un lancement de nouveau produit sur 100% des médias possible : télé, radio, journaux, internet, panneaux publicitaire couvrant 100% de chaque espace, soit sans concurrent possible ou quasiment et ceci pendant 4 ans.

(4) Aucune réponse n’est apportée au fait que malgré un battage médiatique jamais connu auparavant et le quasi monopole sur les innovations managériales, l’entreprise libérée ne décolle pas. Encore faudrait-il vouloir poser la question ?

(5) http://www.liberation.fr/debats/2017/12/04/a-quand-la-revolution-de-velo... Isaac Getz

(6) Résultat du dernier sondage Gallup

(7) Le Q12 Gallup :

-Au cours des six derniers mois, est-ce qu’un de vos collègues vous a parlé de votre progression?

- Au cours de la dernière année, avez-vous eu des occasions d’apprendre et de vous perfectionner?

- Est-ce que votre opinion semble avoir du poids au travail?

- La mission/vision de votre entreprise vous donne-t-elle l’impression que votre travail est important?

- Vos associés (collègues) ont-ils à cœur d’effectuer un travail de qualité?

- Pouvez-vous compter sur un meilleur ami au travail?

- Au travail, avez-vous la possibilité de vous consacrer tous les jours à ce que vous faites de mieux?

- Au cours des sept derniers jours, avez-vous reçu des félicitations ou des éloges pour un travail que vous avez bien fait?

- Votre superviseur, ou quelqu’un d’autre au travail, semble-t-il vous accorder de l’importance en tant que personne?

- Pouvez-vous compter sur un collègue qui vous encourage dans votre perfectionnement

- Savez-vous ce qu’on attend de vous au travail?

- Disposez-vous des outils et de l’équipement nécessaires pour bien faire votre travail?

(8) Pour aller plus loin, lire : l’engagement, le mirage du management : https://www.rhinfo.com/thematiques/management/engagement/lengagement-mir...

(9) Interview L’usine Nouvelle du 19/01/2018 https://www.usinenouvelle.com/article/interview-management-l-entreprise-...

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