Il suffit d’observer les passagers d’un train ou d’un avion, la fermeture des librairies et les statistiques de l’édition pour se convaincre d’une crise de la lecture traditionnelle. Certains accusent les smartphones et autres outils numériques d’en être la cause mais un article récent du New-York Times[1] renverse les perspectives. Pour l’auteur de l’article le problème de la lecture n’est pas le smartphone mais la faible capacité à lire, attestée par différentes études, qui risque bientôt de nous handicaper … dans la compréhension des messages de nos smartphones. L’argument de l’auteur fleure le bon sens, il dit simplement que la lecture n’est possible et efficace si on partage d’une part le sens des mots mais aussi, plus subtilement, ce qui est invisible entre les mots. En clair, il ne suffit pas de déchiffrer à l’aide d’une méthode plus ou moins globale, il faut être cultivé pour pouvoir lire. Il faut un minimum de connaissances pour essayer de dépasser les fake news, et se faire une idée de la réalité à coup d’éjaculations de 140 caractères.

Comprendre un message écrit, d’autant plus quand il est court, demande beaucoup de connaissances. Que signifie un message comme « PSA recrute » pour quelqu’un qui ne connaît pas le secteur automobile, qui ignore la géographie et le bassin d’emploi des usines du groupe en France, qui ne sait rien de la situation dramatique du groupe il y a quelques années à peine. Dans toutes les situations de l’existence, la culture sert à comprendre la réalité et donc aussi à se comprendre. La qualité de la communication dépend moins du nombre de messages, de la qualité des outils que de la capacité à rapprocher des visions du monde. C’est bien pour cette raison que dans l’apprentissage du management[2], on semble aujourd’hui reconnaître l’importance de la culture générale. En effet, dans la complexité actuelle du monde économique et des entreprises, il est insuffisant d’imaginer se comprendre parce que l’on entend en boucle le vocabulaire pauvre des chaines d’information en continu, au point d’imaginer qu’à force de les entendre, on se mettrait à le comprendre tous de la même manière.

Les connaissances, une culture partagée, une attention à l’invisible pour simplement pouvoir se comprendre, nous en ressentons aussi le besoin dans le management ; on peut au moins en évoquer trois.

Les transformations

Les transformations organisationnelles témoignent paradoxalement de ce besoin de culture. Evidemment, de manière simpliste, elles ne seraient que docile soumission à la mise en œuvre d’outils nouveaux, au changement profond des structures pour les transversaliser ou modifier les espaces de travail. Dans une autre forme de simplisme les transformations se résument à un ensemble d’injonctions imposées aux managers pour qu’ils soient leaders, agiles, inspirants ou autre. Ce genre d’approches, le plus souvent sincères, regardent le doigt plutôt que la lune, le plus souvent par manque de sensibilité à la réalité d’une organisation.

La transformation[3] s’inscrit toujours dans le cadre d’une organisation, dans la tension permanente (vécue depuis que les organisations existent) entre d’une part la nécessité de l’ouverture et du changement (qu’on l’appelle disruptif ou pas) et le souci d’assurer la coordination des activités d’autre part, entre la transversalité de la coopération et la verticalité du fait que dans toute organisation, même nouvelle ou libérée, il demeure une responsabilité et donc des responsables devant la société. Tout l’art de la transformation n’est pas de s’ouvrir et de « disrupter » mais de tenir ensemble cette variété des dimensions et des contraintes. L’art de la transformation c’est la mise en tension de logiques différentes et parfois contradictoires, ce n’est pas la soumission à l’air du temps.

A examiner les expériences de transformation relatées lors de la conférence citée plus haut, il était clair que, même implicitement, le processus de transformation tenait compte de la culture de l’entreprise, de ce patrimoine de références partagées qui intervenaient non pas comme un frein (comme le croient les révolutionnaires organisationnels) mais comme une ressource, en valorisant une raison d’être, un métier ou des principes de collaboration.

La compétence

La généralisation du paradigme de la compétence constitue une autre illustration. Originellement, passer par les compétences était un moyen de révéler l’invisible du travail totalement occulté dans des grilles de qualifications. Mieux encore, cela devait conduire à faire évoluer les organisations de travail en fonction de ces compétences : celles-ci étaient donc un révélateur de l’invisible. Aujourd’hui, il n’en va plus de même. Puisque tout problème devient un clou dès qu’on dispose d’un marteau, tout devrait être transformé en compétences, depuis l’école maternelle jusqu’à la définition des diplômes de l’enseignement supérieur en passant par la gestion de l’emploi. Mais comme ces compétences doivent pouvoir être utiles et traitées, on s’impose des référentiels réducteurs dans lesquels sont censés tenir aussi bien l’éducation que le travail.

On comprend bien l’intérêt de la chose. Du côté des apparatchiks des compétences on dispose de grilles pratiques pour décrire, d’évaluer et de comparer de manière presque mécaniste ; du côté des personnes, il ne suffit plus que de coller au système, de « cocher les cases » comme tout un chacun ne cherche jamais à être performant mais à céder plutôt à l’indicateur de performance. On ne pense donc plus à apprendre dans le cadre d’un diplôme mais à accumuler des points sur son compte de compétences ; on ne cherche plus le travail mais l’heureuse coïncidence entre des compétences attestées sur son passeport et un « job » qui devrait exiger d’en disposer.

Le travail disparaît alors, dans sa dimension relationnelle, dans le sens qui peut se construire autour, dans le développement personnel dont il peut être le terrain. Et les enseignants de tout niveau, avec la bonne compétence de l’utilité des compétences d’« exculturer » les dimensions éducative et relationnelle de leur mission pour se satisfaire de valider les acquis. Mais comment imaginer une activité professionnelle qui ne serait qu’utilisation programmée de compétences disponibles sans aucune place pour l’ouverture, l’inattendu, la disponibilité à ce qui peut advenir ?

L’explicite

Un troisième mouvement dans le management illustre encore les menaces de l’ignorance : c’est la lutte contre l’implicite, la généralisation d’un explicite qui se veut vertueux en soi. Les contrats de travail deviennent de plus en plus gros, cherchant à rendre explicite tout ce qui peut survenir entre les parties. Les processus sont de plus en plus précis et détaillés ; il s’agit de tout « renseigner ». Même les « bilatérales », points d’objectifs réguliers et autres réunions doivent donner lieu à ses comptes-rendus. Et je ne parle même pas de cette volonté démagogique – à moins qu’elle ne soit que naïve – à viser la transparence et la communication parfaite.

On comprend les ressorts de ces tendances ; c’est un moyen de se garantir de l’autre, de constituer un dossier en cas de litige, d’imaginer déjà que la judiciarisation sera une issue possible sinon probable à toute relation professionnelle. Expliciter les choses devrait éviter les relations et ses incertitudes. Expliciter est un moyen de se protéger de l’autre sans trop s’engager soi-même.

On pourrait imaginer une autre raison à l’explicitation du monde. En fait, moins on partage de valeurs et références communes, plus il est nécessaire de formaliser des engagements et promesses réciproques. Mieux encore, moins on veut faire l’effort de partager, moins on partage et plus on explicite.

Evidemment l’explicitation est un leurre, car rien n’est jamais assez explicite. Comme la bureaucratie, on n’a jamais assez formalisé, les règles ne sont jamais assez précises, les informations claires ne sont jamais assez claires ; la variété des situations et des cas possibles n’a jamais été suffisamment prise en compte, mais devant cette limite de l’explicitation, on ne répond qu’avec plus d’explicitation encore.

L’explicitation du monde est aussi une ignorance de ce que l’implicite est non seulement présent dans toute vie sociale mais, plus encore, il lui est indispensable : il n’y aurait pas de vie sociale possible, dans un immeuble, un wagon de chemin de fer ou une salle de spectacle sans cet implicite entre gens qui ne se connaissent pas et qui structure pourtant leur expérience commune.

Le point commun à ces trois illustrations est évidemment l’ignorance. Socrate disait déjà que le pire était d’ignorer que l’on ignore. De tous côtés elle nous assaille, dans l’idée de croire tout maîtriser, dans la vie publique où tout le monde se permet de juger sans savoir ; l’ignorance a cette double malignité d’être totalement insensible et indolore d’une part, d’être cachée derrière des couches d’orgueil d’une opacité infranchissable.

Pour finir ou plutôt commencer de méditer sur cette ignorance qui nous menace, voici une petite histoire racontée par François Rachline[4], une métaphore tellement pertinente pour penser au management :

« Un Juif s’étant déclaré athée, des amis lui conseillent de s’en entretenir avec un certain rabbin Cohen, lui aussi dans le même cas, du moins à ce qui se dit. Les deux hommes se rencontrent. La conversation ne démarre pas facilement.

— Il paraît, Monsieur le rabbin, que vous êtes athée…

— Oui, et alors ?

— Eh bien, ce n’est pas banal…

— Certes… De quoi voulez-vous que nous parlions ?

L’homme ne sait que répondre.

— Des cinq livres de Moïse, la Torah, encore appelée Pentateuque ?

— Impossible, je connais à peine ce texte… Je l’ai vaguement parcouru mais mon athéisme ne m’a jamais incité à lire la Bible.

— Peut-être alors pourrions-nous échanger sur le Talmud et sur ses enseignements ?

— Je n’y connais rien !

— Bien, bien, mais vous possédez au moins les rudiments de la Kabbale ?

— Ce n’est pas possible, vous le faites exprès !

— Cher ami, conclut le rabbin sans malveillance, vous n’êtes pas athée. Vous êtes ignorant. »


[1] Willingham, DT. How to get your mind to read. New-York Times, nov 25, 2017 (cité par Adam Grant dans sa publication mensuelle).

[2] Je fais référence à la mise en œuvre par la Fnege d’un outil d’auto-formation pour développer la culture générale des étudiants en gestion.

Babeau, O, Debayle, C. La culture générale des salariés doit venir une priorité. Les Echos, 24/1/17.

[3] Conférence FNEGE-PWC du 30 novembre 2017 : « Les organisations demain : entre transformation du monde ancien ou irruption du nouveau monde ».

[4] Rachline, F. La loi intérieure. Editions Hermann, 2010.