L'entreprise étendue : le modèle de l'entreprise revisité *

L'une des caractéristiques les plus fondamentales de la révolution digitale de cette deuxième décennie du XXIe siècle, et avant elle celle du développement des outils nomades[1] au cours des années 2000, est celle de la rupture des unités de temps et de lieu qui caractérisaient l'entreprise traditionnelle. Les technologies depuis une quinzaine d'années donnent la possibilité aux individus de fonctionner en dehors des frontières traditionnelles de l'entreprise remettant ainsi en cause, dans une certaine mesure, ce que le prix Nobel d'économie 1991 Ronald Coase[2], présentait, dans son fameux article de 1937, comme le modèle de l'entreprise internalisant des transactions dont le coût était supérieur à ce qu'offre le marché.

Or, les technologies de l'information et la communication ont considérablement réduit ces coûts de transaction permettant à des individus, en dehors les frontières traditionnelles de l'entreprise, de faire néanmoins partie intégrante de l'écosystème de cette entreprise. De plus, la liberté acquise par les acteurs de contracter ou non avec l'entreprise répond aux attentes d'un nombre croissant de personnes qui n'envisagent pas d'autre situation professionnelle que celle d'adopter et de conserver un statut de "free-lance" comme en témoigne le chiffre impressionnant de 55 millions d'Américains ayant choisi volontairement, pour deux tiers d'entre eux, ce statut d'après une étude réalisée au cours de l'été 2016[3]. Ce phénomène se développe en Europe notamment au Royaume Uni avec plus de 4 millions de personnes qui ont renoncé au salariat traditionnel. La France n'est pas en reste avec près de 3 millions de travailleurs indépendants et 35 % de jeunes qui préfèrent créer leur propre entreprise plutôt que d'intégrer une entreprise moyenne ou grande[4]..

L'enjeu pour les DRH est de comprendre et d'intégrer dans leurs décisions la nature de cette transformation profonde de l'entreprise autour de deux questions essentielles : Quelles sont les raisons qui expliquent le développement de l'entreprise étendue ? Comment alors exercer son rôle de DRH dans une entreprise étendue ?


Les cinq raisons du développement de l'entreprise étendue

En basant sur une étude réalisée en 2015 aux USA[5], cinq raisons peuvent expliquer le développement de l'entreprise étendue[6].

1) La croissance rapide des missions de courte durée. D'ici 2040, « la carrière consistera en des milliers de missions de courte-durée étalées sur toute une vie ». Ces missions pourront aller de plusieurs jours à plusieurs années et de plus en plus d'employés seront leurs propres patrons. La croissance des emplois sera alors en grande majorité due aux travailleurs indépendants et aux petites entreprises.

2) Le développement de plateformes pour atténuer le risque économique. Puisque le travail traditionnel et les prestations sociales qui l'accompagnent vont disparaître, des plateformes vont émerger afin d'aider les travailleurs à anticiper et gérer les situations critiques et imprévues.

3) La généralisation des agences de talents. De nos jours, les agences de talents sont réservées aux artistes et aux athlètes. Mais dans « la prochaine économie, les agences de talent et les entreprises de chasseurs de tête vont jouer un rôle plus important dans la vie des travailleurs » comme le prédisait déjà en 2008 Peter Cappelli lorsqu'il introduisait la notion de "talent on demand"[7].

4) L'essor de la création des entreprises indépendantes va renforcer l'inflation salariale. La compétition pour attirer les talents dans les entreprises traditionnelles va être de plus en plus rude en raison de l'attractivité des petites structures. Selon l'étude : « l'essor du travail indépendant va inexorablement faire augmenter les salaires ». Par ailleurs, considérant que l'arrivée sur le marché du travail des jeunes ne permettra pas de compenser les départs à la retraite (en raison du taux de natalité trop faible), la main d'oeuvre va manquer, ce qui va également créer un effet inflationniste sur les salaires.

5) Chacun sera responsable de son succès. Les travailleurs indépendants de demain auront leur réussite en main. « Ils devront sans arrêt réfléchir à leur prochaine mission, les compétences qu'il nécessitera, et la formation ou les diplômes nécessaires pour acquérir ces compétences ». Ils seront les meilleurs pilotes de leur carrière.

Face à un phénomène que beaucoup prédisent comme inexorable en raison notamment des nouvelles opportunités offertes par la révolution digitale, le DRH doit s'interroger sur son rôle dans une entreprise dont les contours sont de plus en plus flous.

Le rôle du DRH dans l'entreprise étendue : être un "accordeur de talents"

Dans une entreprise étendue, le rôle du DRH ne peut plus être seulement de s'occuper des collaborateurs ayant un lien de subordination caractérisant le salariat traditionnel, il s'agit aussi pour lui(elle) de mettre en place une politique et des pratiques RH dont le champ d'application concerne également les personnes liées à l'entreprise par un contrat commercial quelle que soit la nature de ce contrat (sous-traitance, prestations temporaires, franchise, apport d'affaires…). Et ceci est d'autant plus important que la nature des compétences détenues par les personnes "externes" à l'entreprise sont stratégiques, c'est-à-dire sont largement contributives de la création de valeur pour l'entreprise en la distinguant de ses concurrents.

Pour illustrer ce rôle, l'image de "l'accordeur de talents", selon la belle expression de J.P. Doly[8], paraît être celle qui représente le mieux la mission complexe de créer de la cohérence entre, d'une part, des talents internes dont le développement est largement basé sur la capacité des individus à se prendre en charge comme le montre l'exemple de AT&T qui doit impérativement faire évoluer les compétences de ses 280.000 salariés[9] et, d'autre part, des talents externes qu'ils soient en situations de travail intérimaire, de free-lance, de détachement d'une autre entreprise ou tout autre forme de non salariat. Ce qui est en jeu est pour le(la) DRH est de recréer du lien social entre des individus ayant des statuts très différents vis-à-vis de l'entreprise en mettant en œuvre, par exemple, des dispositifs de reconnaissance valorisant le collectif et/ou des pratiques collaboratives favorisant l'émergence de communautés entre talents internes et externes.

Le digital comme facteur facilitant l'émergence de l'entreprise étendue

L'entreprise étendue peut se matérialiser par la création d'un écosystème entre une grande entreprise et un groupe de PME, au niveau d'un territoire ou d'un métier, dans lequel les transferts de compétences sont facilités par des solutions digitales qui permettent l'adéquation rapide entre les offres et les besoins en compétences. L'exemple d'une start-up comme Apitalent[10], qui propose une plate-forme digitale de prêt ou transfert de main-d'œuvre en respectant scrupuleusement la législation, est une illustration intéressante des possibilités offertes par le digital pour favoriser l'émergence de l'entreprise étendue.

On peut parier que cette solution innovante est la première d'une longue série qui permettra au DRH de jouer véritablement son rôle de catalyseur du changement permettant à l'entreprise de devenir plus agile. Mais cette agilité ne peut se renforcer qu'en préservant l'indispensable lien social qui fait qu'une communauté d'individus, quels que soient leurs statuts dans l'entreprise, contribue au bien commun. Sur ce plan, le(la) DRH peut être déterminant dans la création du sens rassemblant toutes les personnes, internes et externes, autour d'un projet collectif. C'est, en définitive, en dosant habilement le "hard" – les technologies digitales – et le "soft" – le sens, la collaboration, la reconnaissance, que l'entreprise étendue peut devenir une réalité.


* Article publié dans la revue "Personnel" en décembre 2016

[1] Besseyre des Horts, CH: l'Entreprise mobile, Pearson, 2008

[2] Coase, R: "The Nature of the Firm". Economica. Blackwell Publishing. 4 (16): 386–405, 1937.

[3] https://www.upwork.com/i/freelancing-in-america/2016/?vt_cmp=677542227&v...

[4] Kergall X & Hurel F: " Notre vieux modèle social basé sur le salariat a vécu", Le Monde.fr, 2/2/2016

[5] https://www.fastcompany.com/3049857/the-future-of-work/5-major-ways-free...

[6] Desjeorges M. "Les travailleurs indépendants représentent 34 % de la force de travail des Etats-Unis, et la tendance est à la hausse. Qu’est-ce que cela va changer d’ici 2040 ?", Les Echos.fr , 28/8/2015

(source : http://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/021284708157-les-travai... )

[7] Cappelli, P. : Talent on Demand: Managing Talent in an Age of Uncertainty, Havard Business Press

[8] Doly, JP: L'accordeur de talents, optimiser la performance de l'équipe, Dunod, 2012

[9] Donovan J. & Benko, C. : "AT&T talent overhaul : can the firm really retrain hundred of thousands of employees", Havard Business Review, October 2016, 69-73

[10] www.apitalent.fr