Encore un article (avec un titre pareil) qui ne va pas faire beaucoup de vues. En effet le terme « conservateur », spécialement dans un contexte français, est extrêmement péjoratif. Ce n’est pas le cas dans de nombreux pays, anglo-saxons en particulier, où la notion renvoie à l’une des deux grandes tendances politiques qui s’affrontent au fil du temps. Le sujet commence cependant à intéresser pour autant que l’actualité éditoriale soit un signe de cet intérêt. Un ouvrage récent[1] analyse cette spécificité française consistant à faire du mot « conservatisme » un tabou, et on commence de publier en France quelques auteurs anglais de science politique[2] qui présentent, dans ce domaine, les différences entre le conservatisme et son contraire le progressisme. Il est vrai, dans le récent contexte électoral français que si des candidats revendiquaient le second, leurs opposants n’évoquaient jamais le premier comme si, dans l’imaginaire idéologique de notre pays, le progrès était forcément une valeur suprême synonyme de bonheur, justice et liberté alors que son contraire ne peut qu’être qu’un négateur actif selon Austin, c’est-à-dire une rétrogradation, un retour en arrière, un obscurantisme et une panoplie de maux dont les vertus du progrès nous ont libérés.

Et ceci semble même encore plus vrai pour le management qui n’est qu’un lieu de changement, de transformation, de mutation, d’innovation et maintenant, de « disruption ». Qu’elle soit digitale, générationnelle ou analytique on adore l’image de la révolution et l’on se presse à rejoindre le mouvement de peur d’être laissé de côté ou d’en être accusé. A toutes les époques, le monde du management a bruissé aux sons entêtants des mutations auxquelles il fallait forcément se soumettre en les anticipant, en les suivant, en les valorisant.

Car en matière de disruptions et de révolutions, il n’est pas uniquement question d’une réalité objective plus ou moins bien prise en compte par les managers ou ceux qui leur font la leçon. Le sujet est plus sérieux puisqu’à ces transformations est associée l’idée de valeur. Il est impératif d’être moderne (enfin, post-moderne). Rappelez-vous le mépris ou la condescendance avec lesquels on a décrit certaines pratiques de gestion des ressources humaines, voire certaines entreprises taxées de paternalisme et - ce qui est pire comme insulte - paternalisme du siècle dernier même si les meilleurs employeurs actuels de l’ouest américain semblent curieusement les imiter… Rappelons-nous également, alors que gronde la révolution numérique, de l’ironie avec laquelle les tenants de la jeune nouvelle économie, à l’aube des années 2000, abordaient la vieille économie promise à disparaître car elles ne pourraient jamais intégrer … internet. Heureusement pour les spécialistes du management comme pour les politiques, la nature humaine est oublieuse et l’histoire peu valorisée.

L’idée d’un management conservateur n’est pas choquante, pour autant que l’on s’accorde sur ce que ce qualificatif ne veut pas dire. Un management conservateur ne nie pas le passé et la culture. La plupart des théories managériales ne disent rien d’autre quand elles cherchent à exploiter les forces d’une culture d’entreprise, quand elles traquent les compétences-clés, le cœur de métier, les qualités distinctives ou les avantages compétitifs. Un management conservateur n’incite pas les managers à coller à des modèles, il ne les culpabilise pas en leur demandant d’être des leaders, transformationnels ou non, des coachs, des robots agiles ou libérateurs ; il leur demande plutôt de trouver leur propre chemin à partir d’une bonne acceptation de soi et d’une prise en compte modeste de la réalité. Dans une vidéo récente, Pierre Volle[3] montre en quoi il ne peut exister de stratégie commerciale sans la prise en compte de sa culture d’entreprise et sans s’assurer que cet embryon de stratégie est bien cohérent avec la culture existante.

Car le management conservateur n’est pas un déni de réalité. Au contraire, les entreprises qui réussissent prennent en compte la réalité de leur secteur et de l’économie. Elles ne vivent pas sur des chimères selon lesquelles les sources de leur succès passé détermineraient inexorablement leur réussite future ; au contraire, elles cherchent à honorer leur réussite passée en prenant en compte la réalité actuelle pour survivre et se développer. Quand Accor prend le taureau par les cornes en n’acceptant pas de se laisser manger la laine sur le dos par les nouvelles plateformes, elle transforme ses modes de gouvernance et rachète les start-ups qui lui permettront peut-être de redevenir un nouvel acteur dans le jeu : Accor n’est pas progressiste mais cherche à maintenir sa culture de premier acteur dans le domaine de l’hôtellerie ou du séjour hors de chez soi. Quand Pole Emploi devient un acteur majeur des applications sur l’emploi en créant son Emploi Store, ils ont le souci de maintenir la pertinence et l’efficacité d’un véritable service public de l’emploi en s’adjoignant la collaboration de jeunes entrepreneurs et en rompant avec des modes de fonctionnement traditionnels pas assez agiles : comme on le disait dans le Guépard, ils ont su beaucoup changer pour que rien ne change.

Evidemment, n’est pas conservateur un manager qui favorise les démarches personnelles consistant à faire des coups, à surfer sur la vague de la mode en attendant la suivante, quand la seule réussite personnelle ou la soumission au sensationnalisme ambiant fait office d’éthique ou de politique, quand le respect de l’histoire du monde ou de l’organisation n’a plus de poids face aux ambitions personnelles de l’instant, quand l’horizon se résume à son « press-book » ou son « personnel branding », quand toute nouveauté s’identifie à une progrès. Il est vrai qu’un management conservateur donne plus de place aux équipes, aux organisations et aux sociétés auxquelles on appartient mais aussi que l’on est censé servir.

Solliciter le conservatisme en matière managériale n’est pas seulement l’occasion de provoquer la vulgate du moment, c’est aussi le constat de nombreuses recherches et propositions qui, sans le nommer ainsi, confirment cette vision. Adam Grant est une des étoiles montantes parmi les professeurs de management. Régulièrement, il diffuse à son réseau les nouvelles recherches qu’il a pointées et dont il estime qu’elles donnent matière à réflexion pour le management. Dans une de ses récentes livraisons, il présente une étude montrant les effets bénéfiques pour un couple d’une conversation quotidienne d’un quart d’heure. Evidemment, on imagine comment ce conseil pourrait être aussi pertinent dans les relations de travail entre collègues. L’amusant c’est que dans de nombreuses traditions, des mouvements de couples ont déjà inventé cette pratique depuis des décennies mais c’est toujours sympathique de redécouvrir avec émerveillement ce que des générations de gens discrets pratiquent déjà. Récemment dans une jeune start-up, une des jeunes responsables racontait avec la joie du néophyte sa grande innovation managériale pour développer le bien-être au travail et améliorer le vivre-ensemble : une fête autour de l’arbre de Noël ! Tous les espoirs ne sont pas perdus.

De manière moins anecdotique, Adam Grant dans un de ses billets rappelait un article très ancien[4] (1987), évidemment oublié puisqu’une bibliographie remontant en-deçà des dernières cinq années est devenue impensable dans l’idéologie du renouvellement imposé. Dans cet article, l’auteur s’insurge contre ce souci universel de développer et promouvoir des leaders alors que l’efficacité ne vient pas tant des leaders que de leurs suiveurs : il n’y a de leader efficace que si les suiveurs sont bons. Mais quelles sont les caractéristiques des suiveurs efficaces ? Ils ont besoin de pouvoir exercer un mode de pensée indépendant et critique d’une part, ils doivent aussi être actifs, avec un sens de l’action et de l’initiative. Les suiveurs efficaces savent se gérer eux-mêmes, ils sont impliqués dans l’entreprise et dans un projet d’avenir de leur organisation. Comme tous les talents ils développent eux-mêmes leur compétence pour maximiser leur impact, ils sont courageux, honnêtes et crédibles.

Finalement les tenants de l’entreprise libérée pourraient-ils dire autre chose des collaborateurs de ces entreprises souvent présentées comme de nouveaux modèles. Reconnaissons que les promoteurs de ces expériences de transformation managériale racontent leur histoire et leur expérience sans, le plus souvent, revendiquer l’idée d’une nouveauté ou d’un éventuel modèle. Cependant, les organisations décrites dans ces histoires reconnaissent à leur personnel les qualités des « meilleurs suiveurs » d’il y a trente ans : rien de nouveau sous le soleil. Parfois même devant ces expériences d’innovation managériale, certains trouvent qu’elles innovent peu par rapport à ce que l’on trouvait dans des entreprises dites paternalistes du siècle dernier…

Le management taxé de « conservateur », et alors ? Le reconnaître comme tel, c’est mettre en valeur trois dimensions : le culturel, l’attitudinal et le politique.

La dimension culturelle consiste à reconnaître l’importance de la culture des organisations. Le plus souvent l’entreprise pré-existe à ceux qui la font fonctionner et devraient légitimement leur survivre. Cette culture doit être abordée avec modestie, elle est le fruit de l’histoire et ce n’est pas seulement une pièce de musée à conserver ou à idolâtrer : le présent n’est que cette illusion fugitive entre la continuation d’un passé et l’annonce d’un avenir. Plus largement, cette dimension prend en compte les bases de l’anthropologie pour aborder la personne humaine dans le temps d’une part, dans le réseau de relations qui la constituent d’autre part. Cette dimension renvoie enfin à la place donnée à l’économie, à l’entreprise et au travail dans notre société : un management conservateur, c’est un management qui sait rester à sa place. Il n’est pas dominateur au point de vouloir s’imposer comme le paradigme unique pour gouverner la société. L’homme n’est pas qu’un homo economicus, l’entreprise n’est qu’une des formes de société humaine et le management n’a pas vocation à servir de modèle au gouvernement des hommes dans la société dans son ensemble.

Sur le plan attitudinal, un management conservateur inviterait à la modestie et à la prudence pour ne pas céder aux sirènes du sensationnalisme, celui qui s’éblouit de toutes les tendances nouvelles, celui qui voit forcément la vérité dans les changements, celui qui se soumet à tous les renouvellements qui constituent leur propre fin. Au contraire, un management conservateur se garderait de l’orgueil d’imaginer devoir tout changer, pour préférer l’humilité à considérer le réel pour ce qu’il est sans jamais imaginer en avoir compris toutes les facettes.

Quant au plan politique, étant donné le niveau de trouble et de confusion de nos sociétés et du monde en général, un management conservateur aurait la prudence de maintenir l’entreprise et les relations humaines en son sein comme un lieu de stabilité, de réconfort et de projet. Même si les grands médias nous abreuvent des analyses globales de tous les sociologues, économistes et spécialistes des sciences politiques, un management conservateur ferait en sorte que localement, la qualité de l’expérience de chacun soit au moins un réconfort ou une aide pour vivre dans une société nationale ou mondiale très imprévisible et anxiogène.


[1] Vincent, JP. Qu’est-ce que le conservatisme ? Editions Les Belles Lettres, 2016.

[2] Scruton, R. De l’urgence d’être conservateur. Editions de l’Artilleur, 2016.

[3] Volle, P. Développer sa stratégie commerciale. Xerfi, 2017

[4] Kelley, R. In praise of followers. Harvard Business Review, 1987.