Dans la série des fausses idées, craintes et appréhensions, peurs et superstitions concernant le télétravail, il en est une que je voudrais ici réduire au niveau de la vacuité intellectuelle et professionnelle qui l’inspire : le « télé-management » – consistant à manager les télétravailleurs – serait une discipline nouvelle, à part, d’un autre monde, sans plus rien de commun avec ce que l’on appelle par opposition le « management traditionnel ». Il obéirait à une autre conception du travail, de sa définition, de son suivi, de son contrôle… à tel point que les officines de formation trouvent là l’opportunité d’assurer leur fond de commerce en vendant un nouveau concept de management quasi « extraterrestre »… puisque sans unité de lieu ! Diable !

Le "télé-management" n'est rien d'autre que du management

Personnellement télétravailleur depuis 15 ans, je défends quant à moi une toute autre idée : le télé-management répond rigoureusement à la même définition que le management ; ses problématiques de fond ne sont pas différentes ; et l’usage des technologies comme vecteur plus important de communication n’affecte pas le sens même du travail effectué. En clair : ceux qui redoutent le télé-management, au nom des « inconnues » qu’il comporte… sont probablement déjà de piètres managers « traditionnels ». Ceux qui ne sont pas capables de structurer une relation de confiance et d’autonomie… feront autant de mauvais managers que de mauvais télé-managers.

Le management répond dans tous les cas, en effet, à une définition précise : il est l’établissement de règles claires et communes qui définissent les rapports et les comportements que sont censés développer des professionnels dans l’exercice de leurs activités respectives. Il établit une structure stable, capable de supporter les variations d’environnement et les adaptations organisationnelles nécessaires. Ces règles répondent à une formalisation explicite, permettant à chacun d’apprécier avec justesse sa marge de manœuvre, son pouvoir d’initiative et les limites de ses responsabilités.

Etablir ces règles de telle sorte qu’elles ne formalisent ni trop ni trop peu les rapports et les comportements des individus et des équipes relève d’un art, parfois fort délicat, sur place comme à distance. Trop de formalisation produit un effet inhibant et une passivité ; trop peu de formalisation conduit du flottement, de la démotivation et de l’insatisfaction. On pourrait presque dire que la problématique du management peut se réduire au fait de savoir ce qu’il faut formaliser et ce qu’il ne faut pas formaliser. Mais c’est vrai « sur place » comme « à distance »… si ce n’est qu’à distance cette problématique est incontournable, alors que sur place on peut gérer par l’arbitraire les défaillances d’un management mal ficelé.

L'autorité n'est pas l'arbitraire

Entendons bien : c’est la reconnaissance partagée des règles qui permet à un professionnel d’en « manager » d’autres, c'est-à-dire d’être investi d’une autorité. C’est faire d’une entité professionnelle, quelle qu’elle soit, et quelles qu’en soient les conditions d’exercice spatiotemporel, une zone de droit, un terrain contractuel, un lieu de confiance[1]. Son non respect acte, de fait, un état de « guerre » dont il est difficile de mesurer les effets à moyen et long terme, si l’on excepte toutefois les constats les plus répandus dans l’écrasante majorité des enquêtes menées : démotivation, désengagement, stress, défiance vis à vis de la hiérarchie… pour ne pas évoquer de réalités plus dramatiques encore ! En l’absence de règles, en effet, c’est l’arbitraire qui reprend ses droits ; et le manager exerce son « pouvoir ». Nombreux sont ceux, d’ailleurs, qui se gardent bien d’établir des règles claires… Comment ceux-là pourraient-ils ne pas redouter le télé-management, puisqu’ils ont l’impression que le pouvoir leur échappe ?

Un indicateur décisif

Résumons-nous : parmi les qualités recherchées chez un collaborateur, il en est deux qui sont particulièrement précieuses et complémentaires : d’une part la capacité à recevoir des délégations en en respectant la finalité et les buts, les contextes et les environnements, les contraintes et les limites ; d’autre part la capacité à manager lui-même l’intégralité des missions qui lui sont confiées, en faisant preuve de toute l’autonomie possible, avec ce qu’elle comporte de forces d’initiative. L’intégration et la gestion adéquate de ce paradoxe entre dépendance et autonomie peut même être vue comme une compétence professionnelle à part entière. Mais c’est vrai de tout salarié, sur place et à distance ! L’atteinte en temps et en heure de missions et objectifs correctement définis[2] suffit déjà amplement à suivre et contrôler une activité !

Confiance, autonomie et responsabilité, à distance comme sur site !

Là où le management est défaillant, il est par conséquent très utile aux collaborateurs de susciter eux-mêmes des règles et de les faire valider par leur hiérarchie. L’autonomie et la confiance commencent par là. Sous ce rapport, le télétravail constitue plutôt une opportunité d’amélioration du niveau managérial dans une entreprise, qu’un risque quelconque… si ce n’est de faire apparaître des incompétences déjà existantes dans le management « traditionnel » !


[1] Sur ce sujet, lire l’excellent livre de Frédéric Petitbon, Alain Reynaud et Hubert Heckmann : Restaurer la confiance dans l’entreprise, Ed. Dunod, 2010

[2] Rappelons qu’un objectif se définit par une réponse précise à sept questions :

  • Quel est le résultat attendu de l’action, exprimé en termes mesurables ?
  • Quels sont les moyens impartis, sur le plan humain, matériel et budgétaire ?
  • Dans quels délais l’action doit-elle être achevée ? Y a-t-il des éléments de planification intermédiaires ?
  • Quel est l’indicateur qui permettra de constater de manière descriptive que le résultat est atteint ?
  • Quelles sont les éventuelles contraintes de processus imposées : par la sécurité des personnes et des biens ; par les réglementations, par les règles de l’art ; par le client, etc
  • Quel est le niveau de délégation de l’intéressé dans la poursuite de cet objectif ?
  • De quelle manière des évènements imprévus seront-ils pris en compte pour apprécier alors le caractère réalisable ou non de l’objectif prévu ?