Le bonheur est au-devant de la scène managériale. C’est la quête légitime voire impérative de chacun ; ce serait le devoir des pays et des institutions de l’installer et le rendre possible. La question du bonheur semblait, depuis les Grecs (on parlait alors plutôt de bonne vie), plutôt intime et personnelle : il relevait d’une recherche personnelle prenant en compte les différentes facettes de l’existence, affective, professionnelle, sociale et spirituelle. Mais le bonheur devient public : c’est le sens d’une politique, ce serait même un impératif pour la gestion des ressources humaines et le management.

La question du bonheur a taraudé des générations de candidats au baccalauréat en pleine épreuve de philosophie. S’agit-il de bonne vie, de bien-être ou de satisfaction ? Est-ce que tous ces termes sont synonymes ? Les candidats philosophes continueront longtemps de plancher sur la question... L’intérêt des entreprises pour le bonheur peut au moins être relié à trois considérations. Premièrement le bonheur, abordé comme une préoccupation personnelle, rend compte du souci du développement, de la santé, des conditions de vie de la personne considérée dans notre civilisation comme l’unité de base de l’humanité. Le bonheur est la perspective obligatoire dans une société individualiste où chacun vit pour lui-même, voire une société « singulariste » où chacun attend du reste de la société qu’elle lui procure les conditions de sa satisfaction.

Deuxièmement, la recherche du bonheur s’inscrit dans la tradition des idéologies implicites des spécialistes des ressources humaines selon lesquels le bonheur, le bien-être ou la satisfaction généreraient de la performance. L’amélioration des conditions de travail dans les années 80, la qualité de la vie au travail dans les années 90, le souci de l’harmonie entre vie personnelle ou professionnelle dans les années 2000 et le bien-être des années 2010 reproduisent le même mode de pensée selon lequel la bonne vie des personnes produit inexorablement la performance des entreprises. Les chercheurs s’évertuent encore à pouvoir le démontrer et si les exemples d’une telle béatitude sont nombreux, les contre-exemples le sont tout autant.

Troisièmement, le monde des ressources humaines sacrifie régulièrement aux modes et aux intérêts subits et viraux pour certains sujets. Certes pertinents, ces sujets sont souvent l’arbre qui cache la forêt et l’unique préoccupation pour les professionnels et chercheurs. Spécialistes, congrès, colloques et publications éclosent alors comme champignons après une pluie automnale. Cela a été le cas pour les questions de harcèlement, stress et autres risques psychosociaux : ce phénomène est devenu le marteau grâce auquel, tout question RH devenait un clou, la référence absolue, l’unique moyen d’aborder la question du travail et de sa gestion. Comme ces phénomènes d’emballement sont pendulaires, il n’est pas impossible que le nouvel impératif du bonheur en soit le contre-coup, à la fois la réaction des professionnels des RH qui combattent une vision 3S du travail[1] et un réflexe épistémologique de ceux qui comprennent que l’émotion a peut-être un temps empêché leur raison.

Ainsi, la prudence - qui était nécessaire pour ne pas céder à la vague mortifère d’un travail forcément maléfique – est à nouveau convoquée face à l’impératif béat du bonheur. Avec tous les bacheliers on continuera encore longtemps de s’interroger sur le sens du bonheur. Un très intéressant ouvrage sur l’économie du bonheur[2] le confirme en montrant la diversité des approches dans les multiples recherches effectuées sur la question. Est-ce un état, corrélé à certaines caractéristiques de la société comme un niveau de vie, de richesse, d’éducation ou de santé ; est-il absolu ou relatif à un environnement et à la situation de ses voisins ; est-ce seulement un ressenti, comme le froid ou le potentiel d’évolution de la conjoncture ? Il semble[3] qu’on l’associe souvent au confort, à la satisfaction des besoins, à l’absence de souffrance mais n’est-il que cela ? Le fonctionnement de la société de consommation montre que l’obtention d’un objet ne fait qu’ouvrir la porte au désir du suivant. Dans une recherche présentée dans l’ouvrage ci-dessus, on s’est aperçu que les personnes étaient prêtes à payer plus pour éviter des moments désagréables que pour revivre des moments agréables…

Par ailleurs, l’attention portée au bonheur n’est pas totalement gratuite. Si l’on ne peut qu’espérer le bonheur pour tous, comme nous l’avons si souvent « texté » et « tweeté » en ce début d’année, ce souci n’est pas gratuit. Il serait aussi la cause attendue de la performance. En termes de valeurs, je me retrouve bien dans cette idée ; en un mot j’aimerais que chacun trouve du bonheur dans son travail et que la performance en découle dans un cercle vertueux où le bonheur crée du profit qui permet de renforcer les causes du bonheur (même si on ne sait pas comment entamer ce processus de la poule et de l’œuf). La réalité ne ressemble pas toujours à cette belle histoire. Sans même rappeler le cantonnier de Fernand Reynaud (pour les lecteurs les plus anciens), il était vraiment HEUREUX (il le rappelait régulièrement) mais pas plus performant pour autant… Les lecteurs connaissent sans doute de très nombreux collègues heureux mais pas très performants.

Enfin, si le bonheur est un impératif, il a tôt fait de devenir un droit. Evidemment, c’est au roi de travailler au bonheur de ses sujets, c’est une mission première d’un bon gouvernement : certains ne proposent-ils pas de transformer le produit intérieur brut en un bonheur intérieur brut mais celui-ci ne serait-il que l’accumulation des bonheurs individuels de ses citoyens ? En va-t-il de même pour les institutions et les entreprises ? Est-ce que le bonheur de leurs parties prenantes fait partie de leur responsabilité sociale ? On peut comprendre que ce soit le souci de leurs dirigeants, actionnaires ou salariés dans le cadre de l’éthique de leur mission mais est-ce un devoir de l’institution ? Et d’ailleurs quel bonheur, celui de l’instant ou celui du futur ?

Au-delà de ces aspects philosophiques, les auteurs du livre cité plus haut s’interrogent sur tous les aspects contre-intuitifs liés au bonheur ou à ces émotions positives que l’on devrait laisser nous envahir dans le cadre d’une vision idéale de l’existence. Ils nous appellent à regarder les questions humaines avec un peu de réalisme et de bon sens. Ils soulignent que les gens heureux ne sont pas forcément les plus efficaces. Dans un ouvrage déjà ancien, Danny Miller[4] montrait que les entreprises performantes ont toujours tendance à reproduire la formule qui leur a apporté le succès et elles se tuent à la répéter tout comme Icare, heureux de ses ailes se rapproche du soleil qui en fait fondre la cire, précipitant ainsi sa chute. C’est la raison pour laquelle il faut changer les équipes qui gagnent[5] : le confort de la réussite dans lequel elles se sont installées ne les prédispose pas à être attentives à l’environnement et à la remise en cause de leurs modes de fonctionnement.

D’après les auteurs de l’ouvrage cité, les gens heureux ont tendance à être plus crédules, à considérer que leur état de satisfaction sera forcément durable. Ainsi le bonheur ne pousse pas à changer ni à être très accrocheur et persuasif. Mieux encore, il est clair que le bonheur du moment est souvent la source de malheurs futurs : c’est le cas quand on fume une cigarette ou quand on jouit du beau temps plutôt que de préparer du bois pour l’hiver…

Ainsi, on pourrait même dire que les émotions négatives, les insatisfactions, voire le malheur ont aussi leurs effets positifs. Les sportifs et les artistes le savent avec leurs longues et difficiles séances d’entrainement et de répétition. Les insatisfactions constituent souvent un moteur pour l’action et la performance. C’est souvent une bénédiction pour une entreprise d’accueillir un dirigeant qui vient de subir un échec chez un concurrent (dans une guerre de succession par exemple) : son insatisfaction, sa rancune et son souci de revanche sont le meilleur gage de sa motivation future. Les auteurs soulignent que l’on confond souvent les émotions négatives avec leurs excès : une certaine culpabilité peut rendre plus attentif aux autres même si la honte risque d’inhiber ; il existe de saines colères même si la rage est destructrice ; l’angoisse et le trac sont un facteur de succès alors que la panique coupe tous les moyens. Une petite dose de narcissisme, voire de machiavélisme aide aussi à vivre de manière plus réaliste dans notre contexte social.

Si les RH et le management sont les fonctions les plus directement en contact avec les questions humaines, elles doivent maintenir une grande prudence vis-à-vis de l’impératif du bonheur autant qu’elles auraient dû le faire vis-à-vis des maléfices du travail. Le bonheur est une question trop sérieuse et importante pour être confiée aux autres et en particulier aux entreprises et à leurs politiques. Pour aborder cette question difficile, il est nécessaire d’avoir une finesse anthropologique dont les théories du management ne font pas souvent preuve.

Un peu de finesse conduit à éviter la naïveté vis-à-vis d’un état de bonheur : la vie, ce sont des moments différents plus qu’un état, avec des hauts et des bas, des bonheurs et des malheurs, des émotions négatives et positives. Ainsi le problème n’est pas d’imaginer un état de bonheur avec une satisfaction ressentie uniformément élevée ; il est plutôt, pour chacun, de savoir prendre en compte ses émotions négatives, accepter les désagréments, savoir les utiliser ou les dépasser comme nous l’ont enseigné les théories de la résilience. Le bonheur n’est pas un état mais une capacité à vivre avec la diversité des situations et des émotions qui constituent l’existence. Cette évidence anthropologique a de nombreuses conséquences pour les pratiques RH. Cela devrait les inviter à ne pas entretenir de faux espoirs sur un bonheur impossible mais de permettre aux personnes d’accroître leur capacité à assumer la réalité de leur travail et de leur existence. Plus encore, et comme le conseillait déjà Peter Drucker, les entreprises devraient surtout faire leur devoir plutôt que de s’occuper du bonheur des gens, elles devraient développer les personnes plutôt que de les satisfaire, elles devraient leur donner l’occasion de développer leurs projets plutôt que de seulement satisfaire leurs besoins.


[1] 3S : Stress-Souffrance-Suicide

[2] Senik, C. L’économie du bonheur. Seuil, 2014.

[3] Kashdan, T, Biswas-Diener, R. The upside of your darkside. Hudson Street Press, 2014.

[4] Miller, D. Le paradoxe d’Icare : comment les grandes entreprises se tuent à réussir. Eska, 1992.

[5] Thévenet, M. Le bonheur est dans l’équipe. Eyrolles, 2008.

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