Un tel titre fera moins de « retweets » et de « likes » que « l’horreur managériale », « l’impasse des managers » ou « faut-il supprimer le management ». Pourtant il pose une question simple : que faire concrètement après avoir doctement réaffirmé le besoin de management de nos organisations actuelles ?

Chacun est convaincu de l’importance du rôle de manager pour remplir les conditions nécessaires de l’implication, mettre en oeuvre efficacement les transformations, gérer les individualités difficiles, contribuer au bien-être au travail ou, plus fondamentalement, assurer la performance indispensable. Cette impression est d’ailleurs renforcée par l’accroissement du nombre de managers même s’ils n’en ont ni le titre ni la rémunération : dans les organisations transversales ou matricielles de plus en plus de personnes partagent cette caractéristique première des managers, à savoir d’être évalués sur leur capacité à faire efficacement travailler les autres.

Mais il ne suffit pas de constater un besoin pour savoir le satisfaire. Que faire après avoir constaté ? Que faire après avoir rappelé que manager consiste à rendre une action collective efficace ? Tous les programmes de formation de managers incluent généreusement une ou deux journées sur les questions de leadership ou de comportement, noyées au milieu des questions sérieuses de la stratégie, de la finance ou de la supply-chain, mais cette sensibilisation ne permet généralement pas l’apprentissage nécessaire de nouvelles manières de répondre concrètement aux enjeux des situations managériales. Il n’est d’ailleurs pas rare de détecter chez des managers à qui ce discours de nécessité et de sensibilisation est tenu, un certain scepticisme, une distance polie, quand ce n’est pas une écoute ironique tellement leur paraît profond le fossé entre le besoin auquel ils adhèrent et leur sentiment d’impuissance, non pris en compte, face aux difficultés réelles de la mission.

En effet, ce discours pertinent mais peu concret rencontre plusieurs limites. Premièrement, chacun est prêt à accepter le besoin et les nécessités du management de proximité mais ce serait encore plus vrai si l’on savait démontrer concrètement son efficacité : tout irait mieux avec un peu de concret et de « data ».

Deuxièmement, la littérature et les conseils de management proposent des concepts, attitudes, référentiels et autres outils de management à la valeur pédagogique certaine mais qui semblent aux intéressés tellement éloignés de la réalité vécue. Le management ressemble aux conseils pour se faire des amis, aux livres de cuisine ou aux encyclopédies de bricolage qui laissent souvent démunis et impuissants face aux situations rencontrées.

Troisièmement, le management et ses théories sous-jacentes ne sont pas en ligne avec la culture opérationnelle et mécaniste dominante. Celle-ci ne concerne pas seulement les techniciens et ingénieurs comme on les en blâme souvent ; les pires sont peut-être ces « ingénieurs sociaux », persuadés de leurs vérités sur le bonheur universel qu’ils veulent imposer à tout prix.

Quatrièmement, les discours et pratiques managériales sont fondés sur des hypothèses implicites qui ne sont peut-être plus aussi largement partagées, qu’elles concernent le sens du collectif lié à la forme de travail en institution (entreprise, administration ou association), l’idée d’autorité ou le minimum de valeurs communes à partager pour établir des relations humaines fécondes.

L’impasse constituée par cette contradiction entre des besoins et des impossibilités relève de ce que l’on pourrait appeler une aporie qui ne peut qu’inciter à chercher tous les signes d’innovation managériale pour espérer en sortir. Un article récent nous donne des éléments intéressants sur la pratique managériale de Google, l’entreprise actuellement première dans la plupart des classements des meilleures entreprises pour lesquelles travailler.

Dans une entreprise d’ingénieurs comme Google, avec un souci permanent de la performance technique et de l’efficacité des systèmes mis en place, le management ne devait effectivement pas aller de soi. Plus encore, la culture de l’entreprise privilégie l’autonomie et le pouvoir des individus dont on essaie en permanence de maintenir la créativité. L’entreprise avait bien essayé, en 2002, de mettre en place une organisation très plate mais l’expérience a fait long feu car tous les problèmes – remboursements de frais, conflits interpersonnels, etc. – remontaient directement au patron. Supprimer les managers permit de se rendre compte de leur rôle dans la communication de la stratégie, l’aide aux salariés pour prioriser leurs actions, et tous les autres fondamentaux non spectaculaires de leur mission. Le management a donc été remis en place même si c’est avec un nombre moyen de collaborateurs assez important, de l’ordre d’une trentaine de personnes. Mais il fallait trouver un moyen de rendre cette activité managériale efficace et valorisée par les acteurs.

Pour ce faire, ils adoptèrent une démarche cohérente avec la culture de l’entreprise en instituant une fonction RH dénommée « people operations » - pour insister sur le caractère concret et opérationnel de la mission - chargée de mettre en œuvre une véritable recherche sur la performance des managers et leurs pratiques. A partir de deux critères, la satisfaction des collaborateurs vis-à-vis de leurs managers et la performance de l’équipe, ils firent un travail de recherche systématique assez voisin de ce qu’opère la « googleogie » en matière de compréhension des comportements des internautes pour repérer les caractéristiques des comportements des managers les plus contributifs à la performance de l’entreprise et de l’équipe. Une fois ce travail de repérage effectué, ils transformèrent leurs outils d’enquête interne, d’évaluation et de formation des managers. Cela fut possible car au-delà des définitions de principes managériaux généraux, on sut mettre en évidence des comportements qui étaient très concrets et pertinents pour les managers dans leur pratique quotidienne.

L’expérience de Google, telle qu’elle est relatée, nous permet de tirer au moins quatre enseignements.
Premièrement, l’entreprise apparemment la plus admirée semble moins s’intéresser au « leadership » qu’au « managing ». Ils sont su se rendre compte de l’importance des tâches basiques de coordination d’un collectif pour produire de la performance et trouver les outils permettant non seulement de mettre en évidence des besoins mais de les traduire suffisamment concrètement pour adapter les outils et influencer les comportements de management.

Le deuxième enseignement découle de la démonstration faite que l’on peut être concret en abandonnant la langue de bois et les bonnes intentions afin d’aborder les comportements aussi précisément que possible. Les 8 comportements-clés mis en évidence par Google grâce à leur analyse sophistiquée des données disponibles n’ont rien d’original. Jugez-en plutôt : le bon manager est un bon coach, il est productive et orienté sur les résultats, il aide ses collaborateurs dans leur développement de carrière, il a une vision et une stratégie claires pour l’équipe, etc. La seule différence avec les mêmes qualités tirées d’un ouvrage de management, c’est que ces comportements sont illustrés de manière suffisamment concrète et pertinente pour devenir crédibles aux yeux des managers d’une part, pour influencer leurs pratiques quotidiennes d’autre part.

Car c’est bien le troisième enseignement important : les managers peuvent effectivement faire évoluer leurs pratiques managériales, même s’ils se trouvent dans une culture personnelle qui ne les y pousse pas. Ces changements ne relèvent pas d’une inspiration subite aux perspectives du leadership mais ils sont très étroitement liés à leur activité quotidienne vis-à-vis de leurs collaborateurs. Le management serait donc une affaire de culture, c’est-à-dire de comportement, quand toutes les parties prenantes en voient l’importance et les conséquences pour eux-mêmes et leurs équipes.

Quatrièmement, Google fournit une belle illustration de la nécessité de mettre en cohérence des pratiques managériales avec la culture de l’entreprise. Google a une culture d’ingénieurs et c’est la force de démonstration de l’utilité des pratiques managériales et leur description pertinente et actionnable qui a contribué à impliquer les managers dans le processus. Leur métier est celui de l’analyse subtile de données : c’est donc en utilisant cette même approche sur les données disponibles comme les verbatim d’exit interviews ou les entretiens annuels - en sortant des moyennisations peu éclairantes - qu’ils ont mis en évidence des hypothèses pertinentes. Ils sont dans la culture de la performance et le management a été transformé en un domaine où la performance doit être mesurable et améliorable continument.

En conclusion, il ne faudrait jamais oublier que tous les systèmes d’évaluation n’ont qu’une efficacité assez courte car on s’habitue aux critères et l’on ajuste son comportement en fonction. Tous les systèmes se jugent également dans leur capacité à maintenir le feu sacré de leur utilisation sous peine de laisser pousser les mauvaises herbes de leurs effets pervers. C’est dans quelques années que l’expérience de Google sera intéressante quand on mesurera ses évolutions et transformations, quand les managers se seront habitués aux comportements clés et considéreront leurs changements comme des acquis. Avec leur expérience de sortie de l’aporie du management, on peut espérer qu’ils trouveront le moyen de relever le défi du long terme et de la pérennité.

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